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Récit de la bataille d’Hastenbeck
Par le marquis de Valfons, chef d’état major du général Chevert

 

Le 1er juillet, je partis de Bielfeld pour marcher au Weser, faisant le détail, comme major général, d’un corps commandé par M. de Chevert, composé de 4 bataillons de Picardie, 2 de Vaubecourt, 2 de Condé, 2 de grenadiers royaux, le corps des carabiniers et 20 pièces de canon. Ce détachement était destiné à faire toujours l’avant-garde. Dans ce même temps, on avait donné vingt mille hommes à M. le duc d’Orléans pour aller à Cassel ; j’aurais pu choisir ce corps : mais le désir d’aller où la besogne serait plus vive me décida à suivre Chevert. Les ennemis avaient leur gauche à Minden, la droite longeant le Weser. Le 2 juillet nous arrivâmes à Hervorden. (...)

Nous quittâmes (...) le 8, pour marcher à Horn et nous rapprocher de M. d’Armentières, qui dans la nuit, avait jeté deux ponts sur le Weser, entre Hœxter et Corvey. Il n’avait en face de lui que deux cents fantassins et trente cavaliers hanovriens qui n’y mirent nulle opposition. M. d’Estrées y était arrivé en personne, ayant laissé le gros de l’armée à Detmold, avec M. de Maillebois et les chefs de son état-major(1).

Cette démarche fut le motif de la cruelle tracasserie qui suspendit nos succès d’Hastenbeck et occasionna mille manœuvres souterraines, toutes au détriment de la gloire de la nation, le rappel de M. d’Estrées, et enfin tous les malheurs de cette guerre. Les parents et les amis du maréchal d’Estrées lui écrivaient tous les jours qu’on disait publiquement à Paris qu’il ne commandait point son armée, que M. de Maillebois y faisait tout, et que sûrement, s’il avait des succès, on ne lui en donnerait pas l’honneur. Pour détruire ce propos et faire tomber des bruits aussi faux qu’injustes, il fit son passage du Weser sans M. de Maillebois ; il laissa Cornillon à la grande armée, pour que cela n’eût pas l’air d’en vouloir exclure M. de Maillebois uniquement. Le 12, M. d’Estrées fit passer un corps de troupe pour couvrir son quartier général, pris à l’abbaye de Corvey ; c’est un palais immense pour un petit prince dont l’armée est de quinze hommes et les États de seize villages ; il est très dur pour ses sujets, que je vengeai autant qu’il était en moi, en sauvant leur terrain et marquant le camp sur celui de l’abbé, qui me fit une réflexion très douloureuse dans son cabinet, en me disant : " Il m’est bien pénible de voir, sur les deux lieues de pays que je possède, plus de cent mille Français qui le détruisent. " On fit de nouveaux ponts au-dessous des premiers, où l’armée passa pour se porter le 16 juillet à Holzminden ; ce sont des gorges fort difficiles et un pays très resserré ; nous y apprîmes la prise de Münden, près de Cassel, avec trois cents Hanovriens prisonniers. Les États de Cassel sont neutres, à deux conditions fort extraordinaires : la première, qu’ils ne retireront point les douze mille Hessois au service de l’Angleterre qui devaient combattre dans peu de jours contre nous, et la seconde, qu’ils payeront toute espèce de contributions.

M. de Voyer resta avec quatre bataillons de grenadiers royaux et deux régiments de cavalerie, pour couvrir nos ponts ; M. d’Estrées me rapprocha de lui, parce qu’il allait marcher aux ennemis. Le 20, je partis avec M. de Chevert, quarante compagnies de grenadiers faisant l’avant-garde de M. le duc d’Orléans, qui en avait soixante-dix, ce qui, en tout, faisait cinq mille cinq cents grenadiers. J’avais le détail de ce corps-là, mais ce n’est qu’après avoir gagné mon procès. Cornillon, major général, avait amené avec lui Coupenne, aide-major des gardes (2), faisant les fonctions d’aide major général. J’étais son ancien, et comme brigadier, l’ancien même de Cornillon ; celui-ci, voulant favoriser un officier de son corps, l’avait présenté à M. le duc d’Orléans pour faire le détail. Mes lettres portaient que j’étais premier aide-major général, avec promesse du ministre et du général de remplacer le major général, s’il lui arrivait quelque événement ; je demandai, à ce titre, ce détachement, et, en y arrivant, j’y trouvai Coupenne, fort surpris d’y voir un ancien ; il voulut se prévaloir du prétendu privilège de son corps et dit à M. le duc d’Orléans :

" Monseigneur, il m’est impossible de faire le détail sous un autre ; je plaide pour les six bataillons des gardes que je représente ici, pour le rang et le droit. " Mais, prenant la parole, je répondis : " Et moi, je plaide pour toute l’infanterie française, dont Monseigneur a bien plus raison de soutenir les droits ; Monseigneur peut un jour demander à être colonel général de l’infanterie, comme M. le duc d’Orléans, son père, mais il ne demandera jamais à être colonel des gardes-françaises. " Et tout de suite, pour fixer à mon avantage l’irrésolution de ce prince toujours bon, je dis à Coupenne : " Je vais marcher avec M. de Chevert et vingt-huit compagnies de grenadiers à l’avant-garde ; prenez-en douze qui sont aux ordres du prince de Chimay, pour couvrir notre flanc. " M. le duc d’Orléans dit oui, et M. de Chevert, qui avait été témoin de la, discussion, me félicita de mon attitude. Nous campâmes le 21 à Oldenbourg, le 23 à Halle ; le camp y fut si mal pris, que, chargé d’en distribuer le terrain à l’infanterie, j’insistai en assurant que, si les ennemis paraissaient, nous serions obligés de le lever. Pendant ce temps-là, le corps de M. d’Armentières, qui était en avant, tira quelques coups de canon et se mit sous les armes ; ce que j’avais prédit arriva : nous fûmes forcés de marcher en avant et d’aller prendre le terrain même où nous aurions dû être et que j’indiquais. Les corps s’y portèrent sans guides, en grand ordre, et l’armée fut mise en bataille d’elle-même. Une heure après, nous rentrâmes dans notre camp ; les ennemis venaient de se retirer ; il y eut un conseil de guerre tenu chez le maréchal d’Estrées, composé des seuls lieutenants généraux. Tous, excepté Chevert, conclurent à ne pas donner bataille; lui seul insista et prouva à M. d’Estrées que, venant d’aussi loin avec une belle armée, c’était ne pas profiter de son audace et de sa bonne volonté que de la retarder devant les ennemis, qu’on cherchait à joindre depuis si longtemps et avec tant de peines ; que toujours les retards énervaient la nation. Quelques lieutenants généraux revinrent à cet avis, et il fut résolu de marcher et d’attaquer. L’armée se mit en mouvement le 24, ayant pour avant-garde quarante compagnies de grenadiers et douze bataillons aux ordres de MM. de Contades et d’Armentières. Nous trouvâmes un corps avancé des ennemis, d’environ six mille hommes, commandé par M. de Zastrow, qui arrêta notre avant-garde et manœuvra très bien. Comme nous y mîmes plus de prudence que de nerf, il fit sa retraite après s’être laissé canonner quelque temps et rejoignit sa grande armée qui était derrière lui. Le 25, à deux heures du matin, je reçus un billet de M. de Chevert qui me priait de venir le joindre pour faire le détail d’un gros corps avec lequel il marchait aux ennemis. La préférence qu’il me donnait dans un moment aussi critique et sa confiante amitié me firent partir avec le plus grand plaisir. Nous nous mîmes en marche à cinq heures du matin, avec vingt-cinq compagnies de grenadiers, trois cents dragons et le régiment de Picardie. Le dessein était d’écorner l’arrière-garde des ennemis si nous en trouvions l’occasion ; notre marche fut précautionnée, mais audacieuse ; nous fîmes reculer deux mille grenadiers qui couvraient la gauche de leur armée, que nous vîmes tout entière en bataille. La brigade de Navarre, commandée par M. de Vogué, vint nous renforcer ; M. de Chevert me fit examiner avec la plus grande attention la position, et m’envoya à M. d’Estrées pour lui en rendre compte. Je me hasardai beaucoup ; j’étais seul, pour ne pas perdre un moment, et les bois que je traversai étaient farcis de petits détachements de chasseurs hanovriens qui se cachaient jusque sur les arbres et vous passaient par les armes à bout portant. Je trouvai M. le maréchal qui, après m’avoir écouté, me dit : " Monsieur, je ne veux point de bataille ; priez M. de Chevert de se replier avec son corps, par sa gauche, sur celui que commande M. d’Armentières, et tous deux vont rentrer dans l’armée. " J’insistai sur l’avantage perdu en abandonnant un terrain dont les ennemis s’empareraient certainement pendant la nuit ; tout fut inutile, sa réponse était toujours : " Partez ! " Enfin, comptant sur sa bonté et l’amitié qu’il avait pour moi, je le tirai à part et lui dis : " Monsieur le Maréchal, mon attachement et ma reconnaissance m’enhardissent à vous représenter que vous allez vous faire le plus grand tord vis-à-vis de votre armée si vous suspendez une opération qui parait sûre ; l’audace, vous le savez, est l’apanage du Français, mais il ne faut pas laisser refroidir son courage. " Il m’écouta avec douceur. " Eh bien ! vous allez m’arracher mon secret ; il est pour vous seul : mon convoi de pain est encore à quatre lieues d’ici, nous n’en avons plus ; quand on se bat, on peut être battu, et je ne veut point que l’armée se disperse faute de subsistances ; à demain matin, si le convoi est arrivé. - Me permettez-vous de dire cette raison à M. de Chevert ? - Non, à personne. " M. de Chevert fut très vexé de rentrer à l’armée et de quitter un poste aussi utile à notre position. Il fallut obéir ; mais il avait, en bon militaire, tiré grand parti des moments où il attend ait la réponse de son général. M. de Bussi, frère du Bussi des Indes, était détaché dans les bois, sur notre droite, avec deux cents volontaires ; cet officier, aussi intelligent que brave, et qui n’épargnait rien pour être instruit, donna de sa poche vingt louis à un hussard et lui en promit cinquante à son retour si, en tournant les ennemis, il voulait aller reconnaître terrain de leur gauche, et que, supposé qu’il pris, il se dît déserteur et fît son possible pour revenir : le hussard réussit au delà de tout ce qu’on pouvait espérer ; il pénétra partout, vit bien, ne rencontra personne et rendit compte de tout exactement, ce qui nous devint très utile le lendemain. Notre détachement rentra le 25, à six heures du soir. M. de Chevert, que j’accompagnais, fut rendre compte au maréchal et lui témoigna le regret de n’avoir pu, par son ordre, conserver une position favorable. Il lui fit la description du terrain qu’avait parcouru le hussard, et celle d’un plateau où avait été Bussi, l’assurant qu’on pourrait par là tourner la gauche des ennemis, qui seraient battus si on les débusquait des hauteurs dominant le centre et la droite de leur armée. La même raison tacite de l’éloignement du convoi de pain subsistait. M. le maréchal feignit ne point être de l’avis de Chevert, qui, très fâché, retourna à sa division, très à portée du poste qu’occupait 1e maréchal. Ce dernier apprit sur les sept heures du soir que le convoi n’était plus qu’à une lieue, ce qui le détermina à envoyer chercher M. de Chevert pour discuter son projet. Celui-ci demanda douze bataillons, vu qu’il serait séparé de l’armée et n’aurait d’autres secours que ses propres forces ; M. d’Estrées répondit qu’il ne pouvait en donner que huit. Chevert crut ne pouvoir accepter avec aussi peu de troupes, et mous retournâmes encore à notre division. Enfin, à huit heures, M. le maréchal fit encore venir Chevert, qui, rebuté par tant d’incertitudes et de difficultés, m’envoya dire à M. le maréchal qu’étant très fatigué et un peu malade, il le priait de vouloir bien trouver bon de lui faire passer ses ordres par moi. M. le maréchal me dit que, réflexion faite, il approuvait le premier projet, donnerait les douze bataillons, mais qu’il fallait se mettre en marche sur-le-champ. Je priai M. le maréchal de me permettre d’aller chercher M. de Chevert, qui n’était qu’à six cents pas, l’affaire valant bien la peine qu’il vînt lui-même prendre les derniers ordres. Tout fut convenu entre eux, et à neuf heures du soir, par une nuit sombre, nous nous mîmes en marche, guidés par Rome, lieutenant-colonel de la légion de Hainaut, qui avait reconnu le terrain. Les douze compagnies de grenadiers formaient la tête ; venaient ensuite quatre pièces de canon, les quatre bataillons de Picardie, quatre de Navarre et quatre de la Marine. Nous nous portâmes au village de Varonberg, d’où, prenant à droite, nous défilâmes par des chemins creux sous les bois occupés par les ennemis, à portée de fusil de leurs patrouilles, qui tiraient toujours quelques coups pour avertir de notre marche ; elle s’accomplit à souhait, malgré les plus grandes difficultés. J’eus une inquiétude très vive : ayant fini de mettre en bataille le régiment de Picardie, je comptais trouver à la suite celui de Navarre ; mais, trompé au détour du village de Varonberg, il avait suivi le chemin droit. Je courus seul, à pied, au milieu de l’obscurité la plus complète, au hasard de tomber dans quelque patrouille, et fus assez heureux pour retrouver le régiment, dont la tête touchait déjà presque aux premières gardes des ennemis ; je le fis rétrograder et le mis en bataille avec le régiment de la Marine, à la gauche de Picardie ; tout était arrivé à deux heures du matin sur le plateau reconnu la veille par MM. de Bussi et Vioménil, aides de camp de M. de Chevert. Au delà du camp de M. de Chevert, quatre cents hommes des légions de Hainaut et de Flandre, commandés par La Morlière, masquaient les bois qu’occupaient les ennemis à notre gauche ; Bussi et les deux cents volontaires gardaient la lisière du bois, et devant notre front, où il y avait une petite plaine, étaient deux cents chevaux des deux légions, commandés par M. de Bourgmarie. Dans cette position, nous attendîmes le jour pour attaquer.

M. de Chevert avait rassemblé près de lui les colonels, les lieutenants-colonels et les capitaines de grenadiers, pour leur expliquer son plan et le terrain. Prenant leur avis avec cette amitié qui inspire la confiance, il les gagna tous et les rendit, s’il est possible, plus désireux de réussir (3). M. le maréchal, sentant que le succès dépendait entièrement de l’opération de la droite, voulut encore la renforcer en y joignant la brigade d’Eu, composée des deux bataillons de ce régiment et des deux de celui d’Enghien. Il envoya Menil-Durand, son aide de camp, pour nous annoncer ce renfort; mais, trompée et égarée dans sa marche, la brigade n’arriva qu’à huit heures du matin. Elle avait été précédée d’une heure par le comte de Lorge, qui la commandait ; il aurait fort désiré que le duc de Randan, son frère, fût chargé de l’attaque, de préférence à Chevert.

De là naquirent des discussions très préjudiciables au résultat infaillible de cette action. J’ai vu vingt fois le bien public sacrifié ainsi à de petits intérêts personnels. Chevert causa avec le comte de Lorge et voulut lui expliquer le terrain et le plan d’attaque. Celui-ci, contrarié d’être à ses ordres, l’écouta peu et très impatiemment.

La brigade d’Eu arrivée, nous mous mîmes en mouvement (4). Mais à peine commencions-nous à déboucher, on vint dire à Chevert que Bussi était tué ; cachant ses craintes à ceux qui l’entouraient, il me dit : " C’était notre seul guide, cela ne se peut; Valfons, allez le chercher. "

Je n’eus pas fait cent pas dans le bois, que je le trouvai à pied ; il est vrai que son cheval avait reçu un coup de fusil dans la bouche, s’était cabré et l’avait culbuté, mais il n’était pas blessé ; je le menai à M. de Chevert, qui, feignant d’avoir quelques ordres à lui donner, fut fort aise de le montrer à nos troupes ; il le renvoya ensuite à son poste, où, peu de moments après, il fut tué, de huit coups de fusil, à la première décharge. A peine eûmes-nous pénétré sous le bois, que les ennemis nous apparurent, au nombre de deux mille grenadiers hessois, soutenus de huit bataillons hanovriens, dans un poste unique, leur droite appuyée à un rocher à pic de plus de quarante pieds de haut ; cette coupure, rentrant dans le bois, assurait leur droite et leurs derrières ; devant eux, de gros chênes sur pied, et entre les vides, d’autres chênes couchés formant des abatis redoutables ; un bois fourré à ne pouvoir pénétrer complétait leur terrain. Celui que nous pouvions occuper était une clairière, où nous étions vus jusqu'à la pointe du pied. M. de Chevert, auprès de qui j’étais, marchait à la tête des grenadiers et leur servait de guide. A la première décharge, M. du Châtelet reçut un coup de fusil dans le ventre ; j’étais si près que je lui donnai mon flacon ; Gaslain fut tué. Des onze capitaines des grenadiers, quatre furent tués dans le courant de l’action, ainsi que d’Ablancourt, du régiment de Navarre ; De Camps, de la Marine ; d’Ortan, du régiment d’Eu. Les blessés furent : le chevalier d’Urre, d’Hallesmes, de Picardie ; Coupenne, de Navarre ; d’Harnam, Vignacourt, de la Marine ; Gressian, du régiment d’Eu ; Lamerville seul, du régiment d’Enghien, quoique plein valeur, ne fut pas touché. La mort de Bussi nous mit dans un embarras affreux qu’il fallut cacher. C’était notre guide et le seul qui connût le terrain ; car le hussard envoyé la veille avait déjà été tué. Ce qui me donna plus de confiance fut la fermeté de l’infanterie qui, malgré la vivacité du feu, se porta audacieusement en avant pour soutenir les grenadiers. L’habileté de Chevert et son expérience avaient prévu et préparé un mouvement si salutaire ; il m’avait dit, en mettant l’infanterie en colonne, de laisser de la distance d’un bataillon à l’autre ; à la première décharge, tout se porta en avant avec facilité ; le soldat crut, en gagnant autant de terrain, que l’ennemi fuyait ; cette idée le fit redoubler d’ardeur mais, dans le fait, ce n’était que nos vides que nous comblions en remplissant les intervalles et en mettant la colonne pleine. Tous marchèrent dans un terrain boisé et inconnu, où le désir de vaincre les fit pénétrer ; il fallut nous jeter sur la droite ; mais toutes les fois que nous quittions le fourré, nous retombions dans le bois clair où l’ennemi nous écrasait. Je descendis de cheval et donnai ma cuirasse à deux grenadiers d’Eu qui furent tués ; j’avançai à pied pour voir, en montant sur un tronc d’arbre renversé, si l’abatis avait de la profondeur : je vis que non, et montrai le chemin à nos grenadiers. Les ennemis, poussés, se retirèrent sur une seconde hauteur, ayant un ravin devant eux. Je me portai un peu sur notre droite avec Chevert, à la tête du régiment de Navarre ; il était au désespoir de voir que les trois colonnes de la gauche, placées sur le penchant de la montagne pour soutenir notre attaque par la leur, ne faisaient aucun mouvement, excepté la plus près de nous, commandée par M. d’Armentières et composée des régiments de Belzunce et d’Alsace, qui, s’étant trompée, au lieu de marcher parallèlement à nous, prit totalement sur la droite et arriva derrière nous. Je prévins M. d’Armentières ; il rétrograda promptement pour aller reprendre son premier poste. Chevert, qui m’avait dit à cinq heures du matin : " Nous réussirons; mais nos succès n’auront point de suite, il y a trop de jalousie ", me dit alors : " Eh bien ! avais-je deviné? " J’interrompis ses cruelles mais trop justes réflexions, en lui disant : " Le régiment de Navarre attend vos ordres pour culbuter tout. " Un officier général que je veux bien ne pas nommer représenta c' était perdre Navarre, que les ennemis étaient là. " Tant mieux, Monsieur, lui dis-je avec vivacité ; que M. d’Estrées les tourne par la plaine, ils seront prisonniers. " Et tout de suite, par l’ordre de M. de Chevert, je formai Navarre sur plusieurs colonnes et l’attaque recommença ; ce brave régiment franchit le ravin gagnant la hauteur, et, la baïonnette au bout du fusil, il culbuta et dispersa les ennemis. J’eus au sommet du plateau un spectacle admirable : les deux armées se canonnant, notre feu, beaucoup plus vif, imposait si fort à la ligne d’infanterie opposée, que celle-ci était vacillante et fort en désordre. M. de Chevert ordonna de laisser le canon avec des piquets à la queue de la colonne, pour ne pas l’embarrasser, de descendre dans la plaine en conservant les bois et la hauteur, et d’écraser le centre de l’armée ennemie pris en flanc. Tout annonçait un succès aussi prompt que complet. Mais M. de Lorge ne suivit pas l’ordre, et resta avec la brigade d’Eu sur le plateau ; le soldat, fatigué, brûlé du soleil, sortit de son rang; plusieurs même allèrent à l’eau ; on les laissa faire. M. de Belmont, colonel de la Marine, resté à la queue de son régiment pour le faire serrer, cria à M. de Lorge, déjà averti que des troupes vêtues de rouge marchaient à lui : " Prenez garde à vous, voilà les ennemis ! " M. de Lorge n’en crut rien, s’imaginant que c’était un régiment suisse du corps du duc de Randan qui venait d’Imbeck ; son incrédulité fut punie : c’étaient trois bataillons hanovriens de neuf cents hommes chacun, commandés par M. d’Ardenberg, qui avaient tourné la montagne par leur gauche et qui, ayant vu nos troupes en désordre, marchaient à elles en les enveloppant. La brigade d’Eu, surprise et peu nombreuse (il n’y avait pas mille hommes), se forma avec précipitation. M. de Lorge voulut faire un mouvement par la droite ; mais les ennemis ne lui en donnèrent pas le temps et culbutèrent Eu et Enghien sur le versant de montagne. Cette brigade perdit beaucoup ; presque tous les morts avaient des coups de fusil au haut de la tête, tant le feu des ennemis était plongeant. M. d’Ardenberg, maître du plateau, se servit du canon abandonné pour tirer sur notre droite, dans la plaine. Une centaine de cavaliers qu’il avait avec lui mirent les valets de l’armée en fuite, et suspendirent les opérations de M. d’Estrées qui, en appuyant nos succès sur la gauche des ennemis, ne leur eût plus laissé de ressources. Malheureusement, l’événement du plateau, si facile à réparer, et ce qu’on lui dit, qu’il était tourné par un très gros corps, jeta dans ses manœuvres une incertitude funeste. Des gens malintentionnés ou peut-être mal instruits, je le souhaite, dirent à M. de Contades, qui venait de passer le ravin avec douze bataillons du centre, de le repasser, ce qu’il fit immédiatement ; on porta le même ordre, que n’avait point donné M. d’Estrées, à M. de Saint-Pierre, conduisant les grenadiers de France, et à M. de Guerchy, à la tête du régiment du Roi, appuyant la gauche au village d’Hastenbeck. Ils ne voulurent pas obéir, en disant qu’il n'était pas possible que M. d’Estrées eût donné cet ordre, et qu’on ne se retirait pas devant un ennemi en fuite. Un officier général porta lui-même l’ordre fatal à la brigade de cavalerie de Royal-Pologne, qui fermait la gauche dans la plaine et qui débouchait pour profiter du désordre de l’armée ennemie en déroute ; ce même officier l’arrêta malgré ce qu’il voyait. Cette incertitude nous fit perdre deux heures bien précieuses ; l’ennemi en profita pour repasser, sur de petits et mauvais ponts, la rivière de Hameln qu’il avait derrière lui. Il était perdu sans ressources, et forcé de mettre bas les armes, sans les coquineries abominables qu’on fit à M. d’Estrées. Je ne croyais pas qu’un tel crime pût être dans la nation ; ce qui avait précédé ne le prouva que trop. On avait changé l’ordre de bataille à l’insu de M. le maréchal, en portant les carabiniers de notre gauche dans la plaine, où ils étaient en état d’agir, à la droite, derrière un ravin où ils devenaient inutiles. On avait feint un ordre pour augmenter l’escorte de notre camp de quinze cents chevaux ; mais heureusement Chabot, maréchal des logis de la cavalerie, trouva le cavalier d’ordonnance qui portait cet ordre, l’arrêta, et, à la vérification, M. d’Estrées nia l’avoir donné. Le château de la baronne d’Hastenbeck servait de quartier général à M. d’Estrées ; il avait été pillé pendant la bataille, et on avait jeté dans les cours les coffres ouverts des archives ; nous les fîmes ramasser et remettre en place. Pendant cette opération, on trouva sur une table de la chambre de M. d’Estrées, que le duc de Cumberland avait occupée la veille, une grande feuille de papier : c’était l’ordre d’attaque de notre armée, dicté deux jours avant à cinq personnes seulement. Jetons le voile sur tant d’horreurs, et que jamais on n’ait le malheur de les croire, encore moins de les imiter. La perte de nos quatre brigades se monta à vingt officiers tués, soixante-quinze blessés, cinq cent quatre-vingt-quatorze soldats tués et six cent un blessés. Je ne veux point oublier de citer la harangue de l’aumônier des grenadiers de France ; elle est courte et militaire : " Enfants de la guerre, malgré l’audace qui est dans vos âmes, humiliez-vous devant le Seigneur, lui seul donne la victoire. " Il serrait à souhaiter que ses confrères adoptassent ce style. En général, ces messieurs sont toujours trop long dans des moments où il ne faut pas donner au soldat le temps de réfléchir. (...)

 

Note 1 : Yves-Marie Desmaretz, comte de Maillebois, frère cadet du célèbre maréchal, servait en second à l’armée de M. d’Estrées. On avait mince opinion de ses talents, et on l’accusa d’avoir desservi le maréchal d’Estrées. A la suite d’un échange de factums entre eux, le tribunal des maréchaux, saisi du démêlé, ordonna que Maillebois serait enfermé dans la citadelle de Doullens.

Note 2 : Des gardes-françaises, régiment qui avait la droite de l’infanterie et dont les officiers avaient le pas sur tous leurs camarades.

Note 3 : Dans une lettre datée du 12 juin 1757, Valfons trace de Chevert le portrait suivant : " Je le compare à Mahomet : un berger habile, audacieux, faisant tout pour servir à nos projets, séduisant les peuples. Si vous voyez nos militaires ! Ils réclament sans cesse parce qu’il parle toujours, mais d’une façon instructive. Le Roi ne peut trop le payer. Il ensorcelle les siens pour le bien servir. Il a un grand état de maison où l’enseigne est cajolé en même temps qu’il feint de prendre les conseils d’un vieux lieutenant-colonel. "

Note 4 : Voir l’ordre de bataille de l’attaque du bois d’Hastenbeck, dressé par M. de Valfons.

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