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Source :
J. Lemoine : " Sous Louis le Bien-Aimé. Correspondance amoureuse et militaire d’un officier pendant la guerre de sept ans (1757-1765) " - pages 245-247

 

Madame de *** à M. de Mopinot

 

Paris, le 24 octobre 1758.

 

Plus je relis votre lettre, plus je me reconnais coupable ; cependant, cher ami, je le suis plus encore que vous ne l'imaginez ; je veux bien vous en faire l'aveu, parce que je compte sur le pardon, et que je ne suis pas fâchée que vous me connaissiez parfaitement.

Vous avez vu que, ne pouvant plus soutenir mes inquiétudes, j'insinuai adroitement à M. R*** que le meilleur moyen de faire sa cour à madame de *** était d'aller à Versailles pour apprendre des nouvelles de M. de Périgord. Il goûta mon projet et me promit de m'apporter des vôtres en même temps ; en effet, il vint tout joyeux me dire que vous vous portiez bien, que, quoique votre régiment ait été massacré, vous n'aviez pas reçu la moindre blessure. Le premier mouvement me porta à une joie excessive parce que je vous adore, la réflexion me plongea le poignard dans le coeur, la jalousie me dit : Il s'est battu, il se porte bien, il ne te donne point de ses nouvelles, il ne t'aime plus. Aux batailles d'Hastembeck, de Crefeld et autres circonstances, il a prévu tes alarmes, mais un nouvel amour l'occupe ; il oublie, dans les bras de celle qui te prive de son coeur, l'état cruel où tu dois être. Que dis-je ? Il ne se souvient pas plus que tu existes que de ton amour. Rien de plus vrai que ce détail ; mais il ne me serait pas aussi facile de vous rendre tous les projets qui passèrent dans ma tête ; j'éprouvai alors que Quinault connaissait parfaitement l'amour et les fureurs de la jalousie, quand, dans Andromède, il fait dire à Phinée

J'aime mieux voir un monstre affreux
Dévorer l'aimable Andromède,
Que la voir dans les bras de mon rival heureux.

I1 y a plus encore : si j'avais été certaine que ma mort fût un supplice pour vous, je me la serais procurée avec plaisir dans l'espérance de vous l'aire souffrir. Ce fut dans des transports si tumultueux que je vous écrivis et que je vous dis des duretés ; en honneur, j'en pensais bien plus que je n'en disais, j'étais exactement insensée ; j'ai passé trente heures dans cet état, pire assurément que l'enfer et le purgatoire ; votre lettre m'en a tirée ; je l'ai baisée mille fois ; dans le premier instant, je n'ai vu que la certitude de votre amour, et l'injustice de mes soupçons ; une seconde lecture m'a fait frémir, en vous voyant au milieu de ces misérables acharnés contre vous, parce que vous leur paraissiez un des plus redoutables ; heureusement que vos cavaliers ont rendu leurs efforts inutiles ; vous verrai-je toujours exposé aux périls ? Se battra-t-on encore ? Entrerez-vous bientôt en quartiers d'hiver ? Me sera-t il permis de ne plus trembler pour la plus chère moitié de moi-même ?

Il n'a donc pas plu à M. de Soubise de détruire les ennemis ? Il craint, apparemment, de voir finir une guerre où il a de si brillants succès ; on se déchaîne contre lui et on chante les louanges de M. de Chevert que, vraisemblablement, on avait intention de perdre. La Gazette donne l'honneur de cette journée à M. de Soubise : on le récompensera peut-être pour n'avoir rien fait. Le public donne le bâton de maréchal de France à M. de Chevert ; la Cour ne pense pas de même ; il serait singulier qu'on lui fît un crime d'avoir battu les ennemis ; comme nous sommes dans le siècle des injustices, je n'en serais que médiocrement surprise. Nous aurons, samedi prochain, le Te Deum et feu d'artifice.

Je suis dans une contradiction perpétuelle, je tremble quand je pense que vous vous trouvez toujours à toutes les batailles, et je serais désespérée que vous fussiez resté avec MM. de Soubise et Fitz-James ; je sens tout ce que vous auriez souffert en voyant faire de si mauvaise besogne, et j'avoue tout naturellement que j'aimerais mieux, en pareil cas, partager le péril avec ceux qui attaquent que de rester dans une inaction si humiliante ; je sais que le déshonneur tombe sur le chef et non sur les troupes, mais quel tourment pour une âme comme la vôtre, de ne rien faire tandis qu'on est sûr, en agissant, d'être utile à sa patrie.

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