L’infanterie au XVIIIe siècle - LA TACTIQUE

 

CHAPITRE IV

LA QUERELLE DE L'ORDRE MINCE
ET DE L'ORDRE PROFOND
 

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

I - Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy

 

Dans les années qui suivent la guerre de Sept ans, et, au cours même de cette guerre, de nombreux partisans de l'ordre profond présentent de nouveaux projets, qui tiennent à la fois de celui de Mesnil-Durand et des légions du maréchal de Saxe.

En 1760, paraissent les Nouvelles Constitutions militaires de La Noue. Cet écrivain, plus intransigeant que Mesnil-Durand pour ce qui concerne la forme de la colonne, admet cependant l'ordre mince pour le combat de mousqueterie et lui accorde une place considérable dans son système. Il forme la colonne soit sur la division du centre, soit sur une division d'aile du bataillon (qu'il appelle cohorte), par des mouvements très simples, chaque division se portant à sa place par une marche oblique ; mais il ne veut en aucun cas de distance entre les divisions : elles doivent au contraire, dit-il, se presser le plus possible. Et cependant cette colonne n'est pas encore pour lui la véritable colonne d'attaque ; il en ajoute une autre, qu'il nomme l'impulsive, pour laquelle les divisions, doublées sur huit, se rabattent par une conversion perpendiculairement au front, comme on le pratiquait suivant l'ordonnance de 1753. La Noue veut que le quart des hommes soient armés de piques.

Il accorde une grande importance aux vélites, dont il définit ainsi le mode d'action : " Ils doivent être exercés à escarmoucher comme les dragons et avec eux, par petits pelotons, par rangs, éparpillés, et à venir se rallier sans confusion, passant par les intervalles de la troupe qui les soutient ; attachés à l'infanterie, lorsqu'ils marchent avec elle, il doit s'en détacher plusieurs petits pelotons de dix à douze hommes, pour marcher de 50 ou 100 pas des flancs, et en avant à 100 ou 150 pas pour fouiller les haies, les ravins, les bois, les villages et tous les endroits propres aux embuscades.

" Un jour d'affaire, ils doivent commencer le combat en se portant en avant de l'infanterie pesante, pour la couvrir et empêcher qu'elle ne soit fusillée lorsqu'elle marchera pour joindre 1’ennemi. Pour ce faire, ils doivent s'éparpiller et faire sur l'ennemi un feu vif continuel et bien ajusté. Lorsque l'infanterie pesante sera à environ 50 pas de l'ennemi, les armés à la légère se retireront dans les intervalles en faisant toujours feu, et il, se rallieront lorsque l'infanterie pesante chargera... "

La Noue introduit dans son ouvrage (chapitre VII) une considération qui aura des suites fâcheuses : il parle de l'ordre habituel et primitif dans lequel une troupe se forme ; et, lorsqu'on sera près de s'entendre sur les éléments de la tactique, qu'on ne mettra plus de différence profonde entre la colonne d'attaque et la colonne par division, qu'on admettra la ligne déployée et les tirailleurs pour le combat de mousqueterie, la colonne pour l'attaque à l'arme blanche, la discussion reprendra de plus belle pour fixer l'ordre habituel et primitif, les uns tenant pour la colonne, les autres pour la ligne.

Boussanelle, dans ses Observations sur les éléments de l'art militaire (1768), montre d'abord des tendances très particulières et qui diffèrent notablement de celles de Folard ou Mesnil-Durand. Il est partisan de l'action individuelle du soldat et s'étend longuement sur les exercices qui doivent accroître la force et l'adresse du fantassin. Il en vient ensuite à l'ensemble :

" Plus les parties constituantes d'un corps physique sont liées, serrées et contiguës, et plus il est dit dense et solide. Ce terme a été appliqué aux troupes, et plusieurs personnes le prennent au pied de la lettre. D'où l'on est venu à croire que la densité d'une troupe ne saurait trop augmenter, et que sa force s'accroît en raison de sa densité.

" Cette erreur est l'effet d'une expression étrangère à l'objet, et qui signifie plus qu'on n'a voulu dire d'abord ; car si les soldats étaient serrés par rangs et par files au point de ne former qu'une masse, la troupe ne serait qu'un corps mou, passif et incapable de rien entreprendre. Une troupe doit donc être serrée plus ou moins selon l'espèce des armes dont les hommes qui la composent doivent se servir ; mais, de quelque nature que soient leurs armes, ils doivent avoir le corps et les bras libres pour agir, afin que rien ne diminue leur quantité d'action.

" La force physique résultant de la profondeur de ses files, que le chevalier Folard a nommée la pesanteur de son choc, ne saurait provenir de la composition de la colonne ; ce serait alors le produit de la masse multiplié par la vitesse... Or les hommes ne sont pas susceptibles de former entre eux une masse dans le sens littéral, comme les parties constituantes d'un corps physique, et par conséquent l’ordre dans lequel on peut les former ne produirait jamais des effets semblables. Il ne faut donc pas donner dans cette illusion, mais regarder l'impétuosité du choc de la colonne comme provenant du coeur humain, toujours susceptible des impressions qui naissent des circonstances : un danger évident le rebute et ralentit sou action ; un secours prochain l'actilise (sic) et le vivifie. L'homme attaque ou se défend plus volontiers suivi de vingt hommes que de deux, et son attaque sera toujours en raison du degré de courage qui détermine ou accélère son mouvement. "

Boussanelle reproche à la colonne serrée les défauts suivants :

" 1° Le ravage que feraient les boulets ennemis dans des files si profondes ; 2° la difficulté de maintenir l'ordre dans l'intérieur d'un corps aussi épais ; 3° l'allongement de ses files, lorsque la colonne marche en avant ou en retraite...

" Ayant ainsi constaté les avantages et les inconvénients de la colonne, et croyant que, la somme des deux mise en opposition, la balance se décidera pour elle, je crois ne devoir plus m'attacher qu'à augmenter la somme des avantages, et diminuer par de pareilles recherches celle des inconvénients. "

Partant de là, Boussanelle ne veut pas de colonnes grosses et lourdes pour rompre une ligne ennemie ; " les colonnes d'une moindre grandeur suffisent pour remplir le même objet. " Il propose donc une colonne de trois compagnies, qui se forme très vite et simplement, la compagnie du centre se portant en avant, la 1re et la 3e faisant l'une par le flanc droit et par files à gauche, l'autre par le flanc gauche et par files à droite ; cette petite colonne se trouve ainsi composée d'une compagnie en ligne et de deux compagnies en colonne par le flanc. Boussanelle donne également la manière de former des colonnes plus fortes, mais il les considère comme d'un usage exceptionnel. Il admet, par exemple, le mélange de colonnes comme celles du règlement de 1754, alternant avec des bataillons déployés.

Le marquis de Silva, qui jouit au dix-huitième siècle d'une réputation presque égale à celle de Folard et de Mesnil-Durand, se distingue d'abord par ses inventions étranges : il veut rendre à l'infanterie une demi-cuirasse et lui donner des fusils de dimensions différentes, le fusil du premier rang ayant 5 pieds et sa baïonnette 1 pied 3 pouces ; celui du second rang ayant 5 pieds 4 pouces, et la baïonnette 2 pieds ; enfin celui du troisième rang ayant 5 pieds 6 pouces, et la baïonnette 3 pieds. Ainsi, dans la charge, les baïonnettes des trois rangs dépassent le premier et contribuent au choc. Bien que l'auteur ne compte pas sur la masse d'une colonne pour enfoncer l'ennemi, il se livre à un très long calcul, qui tient six pages, pour évaluer la force vive du choc.

Il assure i'ordre dans les mouvements en plaçant des fanions en avant du centre et des ailes de chaque division de cinquante-quatre files, et laisse entre les divisions des intervalles de 6 pieds.

II est partisan des colonnes d'attaque, " non de ces grosses et lourdes colonnes où l'on emploie inutilement et sur des vues absolument fausses tant de troupes qui pourraient être utiles en d'autres endroits, mais de petites colonnes, dont la profondeur n'excéderait jamais vingt-quatre rangs. Mais ce n'est nullement pour produire l'impulsion physique que je donne plus de hauteur à mes divisions ;... il y a une impulsion morale qui influe considérablement sur l'autre en inspirant au soldat cette disposition d'âme et cette confiance dont nous avons parlé dès le commencement. " Silva est d'ailleurs le seul à reconnaître que " les premiers rangs inspirent de l'émulation et du courage aux suivants, et même plus que ceux-ci ne peuvent leur en inspirer ".

En 1773, Silva publie (sans les signer) des Remarques sur quelques articles de l'Essai général de tactique. On n'y trouve pas de raisons nouvelles contre l'ordre mince, mais la simple répétition de celles que l'auteur a déjà données dans ses Pensées. A propos de tel ou tel passage de Guibert, il répète que la profondeur augmente la force impulsive de la troupe, la puissance du choc ; que la juste mesure de la profondeur utile a été donnée dans un ouvrage remarquable : les Pensées sur la tactique. Pour des preuves expérimentales de ses affirmations, il n'en donne pas.

Nous ne citons que pour mémoire les Recherches sur l'Art militaire, de Lo-Looz (1767), qui traitent plutôt de la tactique générale que de celle de l'infanterie, et nous nous arrêtons à un écrivain d'une haute valeur, historien érudit et avisé, tacticien de talent, que l'on fait marcher avec Mesnil-Durand à la tête du parti soi-disant français.

Joly de Maizeroy, du moins à ses débuts, paraît suivre les idées du maréchal de Saxe plutôt que celles de Folard et de Mesnil-Durand. Ayant étudié à fond l'histoire militaire de l'antiquité, il a vite percé à jour l'argumentation de Folard et les interprétations erronées sur lesquelles il a fondé son système. I1 semble même que, s'il envisageait seulement le combat d'infanterie contre infanterie, il se montrerait partisan de l'ordre mince, car il est loin de nier les effets de la mousqueterie ; mais il s'attache tout particulièrement au combat de l'infanterie contre la cavalerie, et c'est à ce point de vue qu'il se place pour réclamer une formation plus profonde que l'ordre sur trois rangs.

Joly de Maizeroy publie en 1766 son Cours de tactique théorique, pratique et historique, en 1767 son Traité de tactique pour servir de supplément au précédent.

Il commence par un excellent exposé de l'art utilitaire des anciens, auxquels il s'attache surtout, car il nie que les armes à feu aient apporté des changements notables dans la tactique.

" Quoique l'invention de la poudre et des nouvelles armes ait occasionné divers changements dans le mécanisme de la guerre, il ne faut pas croire qu'elle ait dû influer beaucoup sur le fond de la tactique, ni sur les grandes manoeuvres. L'art de diriger les opérations est toujours le même. C'est l'opinion contraire qui, depuis environ un siècle, a fait prévaloir de mauvaises maximes. et nous a écartés de la bonne route. C'est elle qui a fait étendre les bataillons aux dépens de leur hauteur, qui a fait former des lignes minces et flottantes, sans solidité et sans action. C'est elle qui a multiplié les bouches à feu et fait rechercher, dans l'extrême vitesse de leurs coups, un avantage qu'on ne pouvait plus se donner par le choc. C'est elle enfin, et peut-être aussi la mollesse, qui ont fait quitter les armes défensives qui soutenaient la valeur et lui donnaient plus d'audace. "

Rien de plus singulier que sa digression sur le fusil. Il est vrai qu'il conclura, presque dans les mêmes termes que Napoléon, que le fusil à baïonnette est " l'arme la plus complète et la plus redoutable qu'il y ait jamais eu, puisqu'elle réunit dans la même main deux genres d'offensive toujours séparés chez les anciens ". Seulement il a tout à fait renversé la question : cet engin à double effet n'est pas une arme à feu complétée par une baïonnette ; c'est une pique qui peut être aussi une arme de jet. Cette dernière qualité est l'accessoire ; c'est l'autre qui est l'essentielle.

" Il me paraît que la conduite des modernes à cet égard a été très conséquente. Tant qu'ils n'ont pas eu d'autre arme de longueur et de main que la pique, ils s'en sont servis ; ils ne l'ont rejetée que lorsqu'ils en ont connu une, des deux tiers à la vérité plus courte, mais par cette raison plus aisée à manier, et qui de plus donnait encore l'avantage de l'arme de jet. "

Maizeroy oublie ici, malgré sa très solide érudition, que depuis un siècle il y avait beaucoup moins de piquiers que de mousquetaires, quand on inventa la baïonnette. On n'avait pas attendu cette découverte pour rejeter presque entièrement les piques, se résignant à charger l'ennemi l'épée à la main pourvu qu'on eût une arme à feu.

II faut constater pourtant que Maizeroy, contrairement aux opinions de Folard et de Mesnil-Durand, rejette les piques et accorde une réelle importance à la mousqueterie : " Pour une occasion où les piques seront utiles, il y en aura dix où elles ne serviront pas. "

Un des traits caractéristiques de Maizeroy, c'est qu'il est surtout préoccupé du combat contre la cavalerie ; c'est presque le point de départ de toute sa tactique. C'est contre la cavalerie que la mousqueterie est utile, et on croirait d'abord qu'elle n'a pas d'autre objet.

Cette préoccupation de résister à la cavalerie conduit Joly de Maizeroy à prendre pour formation normale ce qu'il appelle cohorte, c'est-à-dire la ligne sur six ou huit rangs. Il la conserve pour le combat d'infanterie proprement dit, et dans ce cas il est assez difficile de saisir exactement son opinion sur les effets de la mousqueterie. Ce qu'on peut en savoir se réduit à peu près à deux ou trois points : il veut attaquer à tout prix, connaissant bien toute l'importance morale de l'offensive, et il ne veut pas qu'on tire en marchant ; mais il veut qu'on tire avant d'attaquer :

" Une armée appuyée aux ailes par des marais, une rivière, des bois, des montagnes, n'est pas pour cela réduite à attendre l'ennemi sans bouger, et à recevoir la charge; elle peut aller au-devant de lui tant qu'elle ne quitte pas la protection de ses flancs. N'eût-elle que 100 pas à faire en avant, on partage du moins l'avantage de l'attaque : c'est ce qui est arrivé dans les occasions que je viens de citer, et qu'il ne faut jamais négliger. Rien n'intimide plus une troupe que la vue d'une autre qui marche à elle : elle envisage de sang-froid tout le péril, et sa crainte augmente à mesure que l'ennemi s'avance ; mais si on la met en mouvement, elle perd l'idée du danger, le sang s'échauffe, et le courage s'enflamme. " Toute la force de nos troupes, dit le roi de Prusse, consiste dans l'attaque, et nous ne serions pas sages si nous y renoncions sans raisons : il ne faut pas mettre toute sa confiance dans un poste, s'il n'est prouvé qu'il est inattaquable. Je permets que mes troupes occupent des postes avantageux, et s'en servent pour tirer parti de leur artillerie ; mais il faut qu'elles les quittent tout à coup pour marcher fièrement à l'ennemi qui, d'attaquant devenant attaqué, en est déconcerté et voit son projet renversé. Dans ces occasions, je défends à mon infanterie de tirer, cela ne fait que l'arrêter : ce n'est pas le nombre des ennemis tués qui donne la victoire, mais le terrain qu'on gagne. " Avis aux amateurs du feu.

" J'ai ouï dire souvent à de vieux officiers qu'il fallait conserver son feu et attendre l'ennemi pour le tirer à brûle-pourpoint. Cette maxime est très mauvaise : une décharge faite de cette manière est sans effet, parce que la plupart des soldats sont tremblants et tirent en l'air. " Cela serait bon, dit M. de Santa-Cruz, si on n'avait qu'un coup à tirer. " Comme on en a plusieurs, il vaut bien mieux s'en servir dès que l'ennemi est à portée ; on lui cause toujours du dommage, et l'on occupe le soldat. Il peut d'ailleurs avoir en marchant quelques pelotons détachés qui tirent, et il faut leur répondre ; mais dès qu'il est à 60 ou 80 pas, on doit courir à lui et le charger. C'est tout autre chose si l'on a affaire à de la cavalerie : alors on l'attendra de pied ferme et on lui fournira un feu de rang si bien réglé qu'il la fasse rebrousser à toutes les charges.

" L'homme en général a besoin d'être échauffé et étourdi sur les dangers. Voilà pourquoi le roi de Prusse instruit son infanterie à tirer en marchant, et avec tant de vitesse. Il ne faut pas s'imaginer que son but soit de tuer beaucoup d'ennemis à coups de fusil. Ce prince est trop habile pour ne pas savoir que les batailles ne se gagnent point par là : il ne veut qu'occuper le soldat et l'empêcher de réfléchir ; peut-être aussi étonner un ennemi assez stupide pour croire son feu trop redoutable, et n'oser l'attendre ou l'aborder.

" Lorsqu'à la paix de 1749 on prit une partie de l'exercice prussien, et la méthode de se mettre à trois de hauteur, on était persuadé que le roi de Prusse avait dans son feu la plus grande confiance. Dans cette idée, la plupart des colonels, tacticiens trop superficiels pour sentir son véritable but, tourmentaient leurs régiments pour les faire tirer avec beaucoup de vitesse, et ne manquaient pas de leur dire que sans cela ils seraient battus s'ils avaient affaire aux Prussiens. Tant d'ignorance et d'aussi mauvaises maximes me firent juger qu'on le serait en effet. Le feu des Prussiens est si peu meurtrier, qu'on a quelquefois compté plus des leurs tués à coups de fusil que de ceux des ennemis battus. Ce n'est point en tuant des hommes qu'on remporte des victoires ; mais par les manoeuvres et le terrain que l'on gagne. "

Dans tout son cours de tactique, Maizeroy ne se déclare jamais hostile à l'ordre linéaire pour le combat d'infanterie, si ce n'est à cause des difficultés que présente la marche en bataille d'une longue ligne mince. Il fait ressortir, au contraire, les défauts de la colonne dans deux ou trois passages :

" Dans le système des colonnes, dit-il, on suppose l'action d'un corps en raison du nombre de rangs dont il est composé. Quelque attachés que fussent les Grecs à cette opinion, ils ne pouvaient disconvenir quelquefois qu'il y avait à décompter. Les Lacédémoniens n'ont donné à leur phalange que huit rangs ;... leur maxime ordinaire était de s'étendre pour former le convexe et envelopper l'ennemi. Si avec cette méthode ils avaient eu des corps de réserve, la fameuse colonne d'Épaminondas, à Leuctres et à Mantinée, pouvait fort bien y échouer... "

" Laissons là le système des colonies, dit encore Maizeroy dans son Traité de tactique (p. 18o). Ce n'est pas qu'on ne puisse en tirer beaucoup d'utilité, pourvu qu'il soit employé à propos et que l'on ne prétende pas en faire la base de la tactique, ni un usage général. Le point essentiel est de ne pas se laisser éblouir par des raisonnements, et de n'établir ses principes que sur le calcul et l'expérience. Les Romains, très éclairés, ne croyaient pas que la pression multipliée au delà d'un certain nombre de rangs ajoutât beaucoup à la roideur du choc. En effet, on a beau comparer deux corps qui se choquent à des forces mouvantes, dont celle qui a le degré supérieur de vitesse ou de pesanteur doit l'emporter sur l'autre, cette spéculation statigéométrique, appliquée à deux corps de troupes, n'a pas tout à fait la même vérité dans la pratique. La vraie solidité est dans la confiance réciproque des rangs qui s'appuient et se soutiennent. La juste proportion qu'on y met rend un corps ferme et solide sans l'exposer à la confusion inévitable dans une plus grosse masse. C'est sur ce principe que j'ai formé ma cohorte doublée... M. de Folard a beau vanter sa colonne de trois bataillons, deux de mes cohortes; avec leurs armés à la légère, en auront bientôt raison. Ces derniers la désoleront par leur feu ; si elle s'arrête pour y répondre, mes deux cohortes tireront aussi, l'une sur la tête, l'autre sur le flanc. Si elle marche sur une des cohortes, la seconde la prendra en flanc, et mes armés à la légère en queue. La pesanteur, qu'on lui suppose, n'aura plus d'effet, puisqu'elle sera réduite à la défensive. "

Rejetant à la fois l'ordre mince et l'ordre profond, Maizeroy préconise, avec Maurice de Saxe, d'Hérouville et Rostaing, un ordre intermédiaire ; c'est ce qu'il appelle la cohorte.

" Mes cohortes sont composées de huit compagnies ou manipules à 80 hommes chacune. La cohorte se forme sur quatre, lorsqu'elle est dans une position à ne faire usage que du feu. Pour combattre en rase campagne et charger, elle se met sur huit, ce qui doit être regardé comme son état naturel. Lorsqu'elle est doublée, elle a quarante files et seize rangs... J'y joins 120 armés à la légère divisés en deux manipules, et une compagnie de 60 grenadiers...

" Ma cohorte a toute la force nécessaire pour rompre la ligne ennemie. Lorsque je la double, elle forme une portion de phalange dont les divisions gardent entre elles une distance de 6 grands pas jusqu'au moment du choc. Je ne prends ce parti que dans le cas où l'ennemi serait sur une certaine profondeur, car s'il n'est que sur trois ou quatre, la cohorte simple suffit pour le battre. "

Nous ne suivrons pas Maizeroy dans l'énumération des avantages qu'il accorde à ses cohortes. Nous nous bornerons aussi à signaler son chapitre sur les troupes légères, où il ne dit rien qui ne se trouve dans tous les ouvrages du temps. Nous insistons seulement sur son souci prédominant du combat contre la cavalerie et de l'union, du mélange intime entre les deux armes, qu'il recommande longuement. Sur ce point encore, il présente les plus grandes analogies avec les disciples du maréchal de Saxe, d'Hérouville et Rostaing. La différence consiste en ce que ces deux écrivains préconisaient l'emploi de petites troupes de cavalerie avec leurs légions, tandis que Maizeroy place côte à côte ou l'une derrière l'autre les grandes unités d'infanterie et de cavalerie.

En 1773, Maizeroy publie La Tactique discutée et un Mémoire sur les opinions qui divisent les militaires, mais ce n'est, comme il le dit lui-même, que pour faire l'apologie de ses idées, et il ne s'y trouve rien de nouveau.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

II - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand

Mesnil-Durand rentre dans la lice vingt ans après la publication de son premier projet. II est assagi par l'âge et par l'expérience, et ce n'est plus la plésion d'autrefois qu'il nous présente : il a reconnu l'impossibilité de la faire accepter telle quelle, et il l'a sensiblement accommodée au goût du jour. " Je ne propose point aujourd'hui les plésions ; je prends les bataillons au point où je les trouve ; je travaille uniquement à leur donner, autant qu'il est possible, les avantages et les propriétés de leurs rivales, à perfectionner moi-même le système actuel et la manière de l'employer pour tâcher de faire évanouir les raisons qui me l'ont fait rejeter ; à tellement rapprocher et identifier les deux méthodes les plus opposées qu'elles ne soient plus qu'une, et que, parvenus à cette méthode ainsi composée et modifiée, les partisans du système actuel puissent croire n'en avoir pas changé, avec autant de raison que je pourrai croire leur avoir donné le mien. C'est peut-être, dans ce moment, le seul moyen de rendre l'un utile et l'autre supportable. "

Par malheur, Mesnil-Durand ne pouvait échapper à l'esprit de système : il ne s'agissait pas seulement, pour lui, de soutenir l'ordre profond contre l'ordre mince ; la question s'était déplacée : il s'agissait de soutenir la colonne centrale contre la colonne ordinaire par pelotons ou divisions, et, comme la colonne devait être la formation normale, la partie essentielle du système, tout devait s'y ranger en vue de former la colonne centrale, d'où une série de dispositions gênantes et qui devaient être rendues inapplicables en campagne toutes les fois que les pertes et les détachements viendraient rompre l'harmonie du système.

" Dans tout bataillon, toutes les compagnies paires seront à la gauche, les impaires à la droite, les unes et les autres dans l'ordre numérique par le centre. La première section de chaque compagnie aura la gauche dans les impaires, la droite dans les paires, et les sections dans les impaires seront formées par la droite, dans les paires par la gauche.

" Le premier bataillon d'un régiment de deux bataillons en aura toujours la droite. Un régiment de quatre bataillons, étant seul, ou au centre d'une division ayant nombre impair de brigades, aura ses bataillons placés comme les compagnies, dans l'ordre numérique par le centre, les impairs à la droite. S'il est en ligne sans être centre de division, les bataillons seront placés par la gauche s'il est de la droite, par la droite s'il est de la gauche.

" Dans le régiment de deux bataillons, les grenadiers sont au flanc droit du premier, au gauche du second ; les chasseurs aux flancs opposés, entre les deux bataillons. Les mêmes troupes seront placées dans un régiment de quatre bataillons comme s'il était deux régiments ; par conséquent, dans le cas où il sera seul, ou centre de division, les chasseurs des 1er et 3e seront entre eux deux, ainsi que ceux des 2e et 4e, etc. etc. "

Ce début donne une idée suffisante des complications un peu puériles où le principe du déploiement. central a entraîné Mesnil-Durand.

" S'il s'agit de marcher en avant, le bataillon se rompra toujours par le centre... Les bataillons de même régiment marcheront de même entre eux dans l'ordre numérique. La division de plusieurs brigades marchera de même par le centre, chaque brigade se suivant sans se mêler avec les autres ;... de sorte que, si le nombre des brigades est impair, celle du centre marchera la première par le centre, puis la plus voisine à droite, par la gauche; puis la plus voisine à gauche, par la droite, etc. "

Et si, en cours de route, le général détache une brigade pour une mission spéciale, tout cet échafaudage s'écroule.

Cela dit, on arrive aussitôt (p. 19) à la formation de la colonne d'attaque en partant de l'ordre de route.

Le bataillon, étant en colonne par demi-compagnies sur trois rangs, fait serrer l'une sur l'autre les deux moitiés d'une même compagnie, qui se trouve alors sur six rangs ; les compagnies paires déboîtent et se portent à la gauche des impaires ; les divisions serrent à 2 pas. La colonne d'attaque est ainsi formée de quatre divisions sur six rangs avec 2 pas de distance. Elle se déploiera aisément par des mouvements de tiroir ; mais on y trouvera cet inconvénient que les compagnies qui appartiennent à une même division dans la colonne sont séparées dans la ligne déployée, et réciproquement.

Si un bataillon arrive sur le terrain où il doit se déployer, en longeant le front, il faut que chaque compagnie, à commencer par la dernière, s'arrête à son emplacement. Il est donc indispensable que, si l'on arrive par la gauche, on sache exactement où sera la gauche de la ligne, et non le centre ou la droite.

La difficulté augmente s'il s'agit d'une colonne de plusieurs bataillons.

Il y a là un inconvénient si grave que Mesnil-Durand lui-même s'en est aperçu et a jugé nécessaire d'écrire tout un chapitre pour prouver que la difficulté est moins sérieuse qu'elle ne le paraît d'abord.

Cette colonne diffère peu de la plésion de 1755 ; elle est un peu plus courte, parce que la formation sur trois a remplacé la formation sur quatre ; elle a les mêmes dimensions que les colonnes d'attaque des ordonnances de 1755 à 1766. Mesnil-Durand n'admet, d'ailleurs, que la colonne d'un seul bataillon.

Il reconnaît la nécessité des distances de 2 à 4 pas entre les divisions " pour la netteté de l'ordre et l'aisance de la marche " ; mais il les supprime au moment du choc.

Mesnil-Durand commence à s'occuper des feux, qu'il considère sans doute comme moins insignifiants qu'en 1755. Il repousse avec raison tous les feux à commandement, sauf peut-être le feu par quarts de compagnie proposé en 1757 par le comte de Guibert (le père), chaque compagnie réglant d'ailleurs ses feux sans tenir compte des voisines.

Malgré ces simplifications, le projet de règlement que Mesnil-Durand joint à son mémoire semble hérissé de difficultés.

Le vocabulaire en constitue une première, des plus sérieuses. Il est vrai que l'auteur écarte d'abord les termes de section pour demi-compagnie, de peloton pour compagnie, de division pour deux compagnies, parce qu'elles créent, dit-il, des complications superflues ; mais c'est qu'il veut donner le nom de section aux éléments de sa colonne, forts chacun de deux compagnies. S'il abandonne provisoirement les noms de plésion et plésionnette, il conserve le mot de manche pour désigner la moitié de droite ou de gauche du bataillon; et de manipule, pour deux compagnies qui se suivent dans la colonne.

Dans la compagnie, les deux moitiés s'appellent tiroirs ; et, lorsqu'elle a doublé un tiroir derrière l'autre, la moitié de droite du tout est la tranche droite, celle de gauche la tranche gauche. Lorsque la compagnie marche par le flanc, au commandement de Tranchez, les tranches laissent se former entre elles une distance de 4 pas.

La colonne par section de deux compagnies s'appelle franche colonne ; elle sera la formation normale. S'il faut réduire le front à une seule compagnie, on a la mi-colonne ; s'il est réduit à une demi-compagnie, on a le quart-colonne.

Si l'on accole deux colonnes, deux franches colonnes accolées forment une double colonne. Les bataillons de la colonne de droite forment la jumelle droite, ceux de gauche la jumelle gauche ; entre les deux subsiste une rue.

Une franche colonne est sectionnée quand il y a 4 pas de section à section ; rapprochée, s'il y a 1 pas ; rangée, si les rangs sont ouverts.

Rien de plus facile, selon Mesnil-Durand, que de faire faire face à droite à une franche colonne. On commande : A droite, tranchez ! Les 2e et 4e sections serrent sur les 1re et 3e, formant deux troupes de quatre compagnies en quinconce ; puis chaque homme fait face à droite. Dans chaque compagnie, les tranches se séparent : les tranches qui étaient à droite des compagnies de droite, devenues tranches de tête, marchent 12 pas ; les suivantes, 8 pas ; celles qui viennent ensuite, 4 pas. Les dernières ne bougent pas. On a ainsi deux petites colonnes fortes chacune d'un demi-bataillon et subdivisées en quatre éléments de 12 hommes de front.

Pour changer de direction à droite étant en franche colonne, on commande : Pour décliner, rapprochez. Que la 1re section ne bouge ! A ce commandement, toutes les sections serrent sur la première. Sections, à gauche appuyez. Marche ! La 2e section déboîte à gauche de 7 pas, la 3e de 14 pas, la 4e de 21 pas, plus ou moins, suivant que le changement de direction sera plus ou moins accentué. Halte ! - A droite, déclinez. Marche ! Les quatre sections font ensemble leur conversion. Halte ! La 1re section s'arrête ; les autres s'alignent en se réglant sur elle.

On trouvera plus tard, en appliquant l'ordonnance de 1791, que les colonnes ont sur la ligne l'avantage de se mouvoir aisément dans tous les sens, sans commandement, en suivant seulement leur chef dans tous ses mouvements. Ce n'est certes pas le cas pour les colonnes de Mesnil-Durand.

Pour changer de front complètement à droite, il suffit de trancher ; mais, si l'on n'est pas pressé, on peut opérer ainsi :

Bataillon à droite, changez de front. Sections à demi-distance, rapprochez, marche ! Les sections serrent à 2 pas. - A droite en échelons par compagnie ; que la dernière ne bouge. Marche ! Toutes les compagnies, sauf la dernière, font par le flanc droit et marchent. la 1re, 32 pas, la 2e, 30, la 3e, 22, la 4e, 20, la 5e, 12, la 6e, 10, la 7e, 2 ; puis elles s'arrêtent par le flanc gauche. - Quatre premières compagnies, à droite quart de conversion ; trois dernières placez-vous, marche ! Les quatre premières compagnies font un quart de conversion à droite ; la 5e ne bouge pas; la 6e et la 7e marchent 8 pas en avant, la 8e, 16 pas. - Achevez la colonne, marche ! La 1re compagnie marche 16 pas par le flanc droit ; la 3e, 8 pas, la 2e, 10 en avant et 8 à droite ; la 4e, 10 en avant. Les quatre dernières compagnies font un quart de conversion, puis les 6e et 8e chacune 10 pas pour prendre leur place.

Après cette citation à peu près littérale, qui fera bien saisir le degré de complication de cette manoeuvre, nous nous bornons à indiquer les autres mouvements prévus dans ce projet de règlement ; celui de : En arrière, changez de front ! n'exige pas moins de neuf commandements successifs. Celui de relayer consiste à faire passer en queue la section de tête. Puis viennent le déploiement en ligne et la rupture en colonne; le mouvement de manipuler, c'est-à-dire porter les deux manipules de la queue à côté des deux premiers. Par manipules, sectionner, c'est former le bataillon en quatre troupes de deux compagnies sur six rangs.

Nous arrivons alors au titre XI du projet, lequel, chose singulière, emprunte en partie les idées de Pirch, tant ses principes paraissaient indispensables à la bonne exécution des manoeuvres : Des points de vue, et de leur usage. Manière de se mettre en bataille. Une note nous dit :

" Les points de vue et leur usage sont un petit problème de géométrie pratique, très heureusement appliqué par les Prussiens à la direction de marche des colonnes et des ligne. Par cet excellent moyen, s'ils n'ont donné à l'ordre mince et allongé une aisance et une légèreté dont il n'est pas susceptible, au moins ils sont parvenus à lui donner beaucoup plus qu'on ne l'aurait cru capable de recevoir. De quelques manière, et dans quelque ordre qu'on manoeuvre, on doit donc ne pas négliger ce moyen qui, dès qu'on y fera un peu attention, n'aura rien de difficile ni d'embarrassant. Mais il ne faut pas oublier que, si l'ordre mince ne peut se passer d'un parfait alignement, sans lequel il découvrirait ses faibles flancs ; s'il lui est indispensable que chaque bataillon observe exactement sa direction sans se jeter trop à droite ni à gauche, ce qui dans telles parties de la ligne ouvrirait des vides dangereux, dans telles autres confondrait les bataillons et la ferait crever, il n'en est pas de même d'une ligne de colonnes, qui n'a aucune raison de s'embarrasser, à certain point, ni de la perfection de l'alignement, ni de l'exacte égalité des intervalles. Cette ligne de colonne doit donc faire usage des points de vue à sa manière, c'est-à-dire avec beaucoup de vivacité, fort peu de scrupules, ne se faisant pas une affaire capitale d'atteindre à une perfection minutieuse dont elle n'a pas besoin, et ayant toujours pour objet principal de ne pas perdre un temps qu'elle sait employer mieux.

" En un mot, les points de vue seront bons pour elle, parce qu'ils lui serviront à s'aligner et se diriger plus aisément et mieux; parce que la perfection, plus ou moins nécessaire, est toujours bonne quand elle ne coûte rien ; mais ils lui deviendraient très mauvais si, pour courir après cette perfection, ils lui faisaient perdre la vitesse qui lui appartient, et qui lui est tout autrement importante. "

Nous avons cité intégralement tout ce passage, qui paraît essentiel. Il contient ce qu'il y a d'excellent dans l'ordre profond, ce qui survivra aux systèmes, aux plésions et à leurs évolutions compliquées ; il montre les facilités qu'offrent pour les mouvements de champ de bataille les colonnes, quelles qu'elles soient. Mais, sur ce point, Mesnil-Durand a été devancé par Guibert et par bien d'autres. Il est vrai que nos ordonnances de 1774, 1775, 1776 passent sous silence les colonnes serrées, mais elles sont généralement désapprouvées en cela.

Cela posé, Mesnil-Durand prescrit que les colonnes de plusieurs bataillons se dirigeront, à moins d'impossibilité, sur le centre de la ligne où elles doivent se déployer. Elles se formeront en double colonne, serreront à la distance de colonne rapprochée et se déploieront.

" Être en bataille, c'est être en ordre pour le combat ;... les bataillons peuvent, voulant encore marcher ou manoeuvrer, ou voulant aller à la charge, former chacun sa petite colonne ; comme ils peuvent, ne voulant plus que faire usage de la mousqueterie, être déployés sur trois rangs... Mais dans les cas même d'employer la mousqueterie, et par conséquent l'ordre déployé, on commencera toujours par l'ordre en colonnes, puisque le cas de marcher et manoeuvrer en bataille précédera toujours le moment de tirer des coups de fusil... Il est donc beaucoup plus naturel d'établir que :

" Un corps sera dit se mettre en bataille, lorsqu'il présentera ses bataillons en ligne, chacun d'eux gardant son ordre de franche colonne sectionnée.

" Mettre sur trois rangs chacun de ces bataillons s'appellera déployer. "

Mesnil-Durand donne ensuite le détail de toutes les évolutions d'ensemble et, surtout, des changements de front exécutés par une ligne de colonnes. Ces mouvements sont aisés à concevoir et à exécuter, si l'on fait abstraction des complications inhérentes aux mouvements : décliner et changer de front de la colonne. Les méthodes qu'il indique seront plus tard les seules en usage, en substituant aux colonnes telles qu'il les forme celles de l'ordonnance.

Dans son Mémoire sur la colonne, contenu également dans les Fragments de tactique, Mesnil-Durand pose des principes dont quelques-uns fort entachés de l'esprit de système, mais quelques autres, excellents. Parmi ces derniers, nous citerons les suivants :

L'ordre en colonne est le plus commode pour la marche et la manceuvre ; " donc, tant qu'il ne s'agit pas encore de tirer, mais bien de marcher et manoeuvrer, on ne doit pas quitter, pour l'ordre de mousqueterie dont on n'a pas besoin, l'ordre de charge, marche et manoeuvre encore nécessaire. Donc on doit rester en colonne et ne développer entièrement le bataillon qu'au moment et à la place où, ne pouvant plus marcher, il ne peut et ne doit que brûler sa poudre...

" Toutes les manoeuvres doivent se faire par des mouvements directs, et il faut entièrement rejeter les conversions, qui ne peuvent être supportées que pour de très petites parties...

" Une disposition ou manoeuvre n'est pas bonne à la guerre si elle est trop scrupuleuse, c'est-à-dire si elle ne peut, sans trop d'inconvénients, se passer d'une exactitude et précision que bien des causes concourent à rendre le plus souvent impossibles ; et quand on pourrait parvenir à cette exactitude, on ne l'obtiendrait jamais qu'aux dépens de la vitesse...

" On ne doit montrer de disposition à l'ennemi que le plus tard possible, et au moment même d'en faire usage, pour ne pas lui donner le temps d'arranger la sienne en conséquence ; il faut donc développer ses colonnes le plus près de lui qu'on pourra. "

Examinant les différents ordres de bataille, Mesnil-Durand commence par l'ordre parallèle et l'ordre oblique, bien connus de ses contemporains. Il y joint l'ordre perpendiculaire et l'ordre séparé, qui ne sont applicables qu'avec une armée en colonnes d'attaque. Celles-ci, au lieu de se disposer en ligne parallèle au front de l'ennemi, se reploient derrière la partie de l'armée qui doit prononcer l'attaque décisive, afin de la soutenir et d'y participer. On a ainsi, par exemple, deux lignes de six colonnes et six colonnes en arrière de chaque flanc de ce dispositif. Ici, l'esprit de système se donne pleine carrière et entraîne à des invraisemblances.

" L'ordre séparé est celui dans lequel chaque division fait corps à part et combat indépendamment des autres, dont elle demeure séparée et même éloignée... Il a pour objet d'attaquer seulement quelques parties du front de l'ennemi.

" Chaque division devient une petite attaque perpendiculaire, les fronts ne faisant de même que marcher à l'ennemi par le plus court chemin, tandis que les parties collatérales se ploient sous eux par le mouvement de flanc, puis marchent à leur suite. "

Cet ordre séparé est celui qui s'établira par la force des choses dans les guerres à venir, à condition de ne plus considérer les colonnes comme des formations de combat, mais de manoeuvre, et de ne pas croire qu'elles gagnent à se ployer sur le centre.

Nous retrouvons ici ce mélange d'idées justes et de détails vicieux qui caractérise dans toutes ses parties l'oeuvre de Mesnil-Durand. Par malheur, ce qu'il y a de mauvais dans son système est bien de lui ; et ce qu'il y a de bon était dans le domaine public avant qu'il en parlât. Il n'était pas nécessaire qu'il ressuscitât, en 1755, les colonnes de Folard, avec leur lourdeur et leur complication, pour que la plupart des officiers fussent convaincus de l'utilité des colonnes dans les attaques de postes ; et les Fragments de tactique n'avaient pas encore paru lorsque Guibert, dans son Projet de déploiements, puis dans l'Essai général de tactique, exposait un système de marches-manoeuvres et de mouvements d'armée reposant tout entier sur l'emploi des colonnes serrées.

Par une singulière inversion des rôles, Mesnil-Durand ne cessera pas de prétendre que les partisans de l'ordre mince (et il y comprend tous les militaires qui croient à la nécessité du combat par le feu dans la plupart des cas) sont enfin convaincus de l'excellence de son système et essaient de lui en voler une partie en attaquant l'autre.

Une autre anomalie n'est pas moins remarquable : si l'on doit préférer les colonnes serrées aux lignes déployées et aux longues colonnes à distance entière, c'est pour la facilité avec laquelle on peut les mouvoir et les diriger; or, la colonne de Mesnil-Durand ne converse qu'avec une peine extrême. Il y a donc contradiction entre les qualités qu'il lui attribue et les défauts qu'il lui impose.

Les ordonnances de 1776 amenèrent Mesnil-Durand à faire quelques modifications de pure forme à sa colonne ; mais le seul fait que ces modifications étaient nécessaires montre le vice du système. La compagnie n'est plus le huitième, mais le quart du bataillon ; le peloton est une demi-compagnie. La colonne se composant toujours de quatre sections sur six rangs, la 1re section comprend le 1er, peloton des 1re et 2e compagnies; la 2e section, le 2e peloton des mêmes compagnies; la 3e section, le 1er peloton des 3e et. 4e compagnies; la 4e section, le 2e peloton des 3e et 4e compagnies. Cette nouvelle organisation, qui accouple des pelotons de compagnies différentes, se montre très gênante quand il faut diminuer le front. Au lieu de ployer chaque section sur elle-même, on ploie la gauche des 1re et 2e sections (c'est-à-dire la 2e compagnie) derrière la droite des mêmes sections. Il faut que les 3e et 4e sections attendent la fin de ce mouvement, etc.

C'est sous cette nouvelle forme que le projet d'instruction de Mesnil-Durand va être expérimenté à Vaussieux en 1778.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

III - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand

En même temps qu'il publie son Projet d'instruction, Mesnil-Durand prend l'offensive contre les partisans de l'ordre mince. Il attaque à la fois l'ordonnance de 1776, l'Essai général de tactique et les officiers d'artillerie qui ont jugé la colonne trop vulnérable.

Mesnil-Durand considère comme un triomphe personnel l'admission des colonnes serrées dans : " La nouvelle ordonnance s'est enfin résignée à employer la colonne dans le combat ", dit-il, bien qu'on ne voie pas où cet emploi est mentionné ; Guibert, partisan de l'ordre mince, reprochera bien plus justement à cette même ordonnance de n'avoir pas spécifié que la colonne serrée pouvait être employée comme colonne d'attaque.

" Cette innovation s'est faite, continue Mesnil-Durand, d'une manière et pour des raisons qui tirent à grande conséquence, et donnent à notre ordre français des moyens bien forts de prétendre beaucoup plus qu'on n'entendait lui céder.

" Ce n'est pas que, pour éviter ou retarder autant qu'il était possible un si grand inconvénient, on n'ait eu grand soin de ne céder que pied à pied, et surtout d'éviter que la colonne, puisqu'il fallait y venir, fût trop ressemblante à celle qui veut détruire le système actuel. Mais cette précaution, par laquelle il a espéré prolonger encore quelque temps sa durée, et qui probablement remplira cet objet assez mal, fait dans ce moment pour lui-même un très mauvais effet, la colonne ainsi altérée et défigurée n'ayant ni ne pouvant avoir les propriétés de la véritable, de sorte qu'il ne trouve, dans ce ménage mal assorti, qu'une très faible partie des avantages qu'il en pouvait retirer.

" En effet, la colonne, telle qu'on l'emploie, conserve autant qu'il est possible l'ordre mince dans toute sa faiblesse et fragilité, puisqu'elle a toujours ses divisions sur trois rangs, séparées l'une de l'autre par des intervalles souvent assez grands. "

On a peine à concevoir un pareil aveuglement, car, si l'on examine de près les modifications apportées aux divers types de colonnes depuis cinquante ans, on constate que toutes les concessions ont été faites par l'ordre profond, et que la colonne de l'ordonnance a été sans cesse en s'allégeant. Nous avons eu l'occasion de remarquer que Mesnil-Durand avait proposé, en 1755, une colonne moins dense que celle de Folard, et qu'il l'avait encore simplifiée et allégée en 1775 ; que les ordonnances successives, de 1753 à 1769, avaient donné des colonnes d'attaque de moins en moins denses ; que les colonnes serrées par peloton ou division étaient en usage dans les régiments depuis longtemps et s'étaient imposées à la fois aux ordonnances et à Mesnil-Durand, lui-même depuis 1755. On ne conçoit donc pas comment ce dernier osait en revendiquer la paternité et considérait comme un emprunt à son système la colonne serrée indiquée dans l'ordonnance de 1776.

Mesnil-Durand, dont la colonne se meut tout d'une pièce et doit, selon son auteur, dispenser de toute autre formation, attaque la plupart des évolutions, qui sont un vice inhérent à l'ordre mince. Il s'en prend surtout aux mouvements par le flanc des pelotons.

" Rompre et reformer ! Trop habitué à cette opération et à ces expressions très justes, on n'y fait pas l'attention qu'elles méritent. On ne sent pas toute l'étendue du vice dont elles sont l'aveu sincère. On changera ce style, quand on mettra le bataillon en marche sans le rompre, et quand on l'apportera tout formé à la place destinée pour lui dans l'ordre de bataille.

" En attendant, on se rompt et on se reforme, par quarts de conversion, de divisions, pelotons ou sections ; ou bien on forme et on déploie les colonnes, faisant marcher par le flanc ces différentes fractions, et on fait tout cela par la droite ou par la gauche, ce qui compose déjà douze manières... Or, je demande à quoi sert cette multitude de manoeuvres et cette complication d'instructions. "

" On a beaucoup vanté les déploiements par le pas de flanc, que l'on croyait une découverte des Prussiens. Leurs admirateurs ont même ridiculisé et appelé mouvement processionnel la manoeuvre des colonnes observant les distances et reformant la ligne par des quarts de conversion de leurs divisions. Cependant les Prussiens et leurs imitateurs continuellement emploient ces mouvements de colonnes ouvertes. La nouvelle ordonnance surtout en est toute remplie. Mais puisque les déploiements remplissent le même objet, il y aurait déjà assez de raisons de rejeter un des deux moyens, quand ils seraient également bons, et si l'un est sans comparaison plus simple, plus facile et meilleur, il y a bien plus de raisons encore de supprimer entièrement l'autre, qui a tous les défauts opposés.

" Le mouvement processionnel tient la colonne beaucoup plus allongée, les troupes beaucoup moins ensemble et en force qu'elles ne le seraient avec les seules distances nécessaires pour l'aisance de la marche. De plus, cette manoeuvre assujettit tous les pelotons à une continuelle et scrupuleuse observation des distances, ainsi qu'à la plus grande exactitude dans l'alignement des droites ou des gauches, qui doivent servir de pivots pour se remettre en bataille. Enfin un régiment marchant et se reformant ainsi est dans toutes ses manoeuvres décousu, découvert, tendant autant de flancs qu'il a de pelotons, en un mot absolument hors de défense.

" Les mouvements de conversion par files sont horribles, et c'est là que l'ordre mince présente dans tout son jour sa propriété de flotter et serpenter ; mais ce qu'il y a de pis, c'est qu'ils décomposent et désordonnent les pelotons, de manière que quiconque oserait en user à portée de l'ennemi, probablement s'en trouverait mal... L'ordonnance, ainsi que les précédentes instructions, fait grand usage de ces conversions par files, même dans des cas où elle pouvait très aisément s'en passer. Au reste, je ne nie pas que pour l'ordre mince, toujours embarrassé de son étendue, il ne soit souvent commode de manoeuvrer sur des fronts de trois hommes, qui, bien ou mal, passent partout ; mais l'ordre français n'étant point dans le même cas, ne se trouvant jamais trop de front ni trop peu de terrain, rejette absolument ces manoeuvres désunies et serpentantes, sans prévoir ni craindre aucune occasion de les regretter.

" Les mêmes raisons rejettent également la formation du peloton par files. Il y a une autre raison encore ; c'est que partout où l'on peut employer cette manoeuvre, elle y est parfaitement inutile. Dès que le peloton qui marchait par le flanc droit trouve place pour marcher de front, il a place aussi pour faire son quart de conversion de front et tout d'une pièce. Qui l'empêche donc de faire : halte, en se resserrant ; à gauche, par peloton à droite ? Mais cela fait trois commandements, cela arrête le mouvement en avant ? cela retarde même de trois ou quatre secondes le peloton suivant ? Il n'y a pas grand mal à tout cela. "

Mesnil-Durand reproche à l'ordonnance de réglementer les déploiements par la droite, par la gauche et face en tête. Il considère ces évolutions comme entièrement différentes et en parle comme si chacune d'elles exigeait une instruction spéciale. Il voudrait qu'on s'en tînt au déploiement face en tête, mais rejette tout mouvement diagonal des bataillons ou pelotons : cette méthode, dit-il, " a à peu près les mêmes défauts que le mouvement processionnel ; elle a bien sur lui l'avantage de la promptitude ", mais elle en a beaucoup moins sur le déploiement central et, " quand elle en aurait, à quoi cela lui servirait-il ? Et qui voudrait, étant pressé par l'ennemi, préférer celle des deux manoeuvres qui, tant qu'elle dure, tient la troupe moins dans la main, moins ensemble, moins en état de défense ? "

Tout cela repose, en dernière analyse, sur ce postulatum que la colonne serrée de Mesnil-Durand est toujours forte, toujours en état de recevoir le combat. Or c'est là précisément ce que ses adversaires ne veulent point admettre ; bien plus, ils considèrent qu'une colonne massive, assaillie brusquement par le feu de l'ennemi, est condamnée au désordre et à la fuite.

On a vu que Mesnil-Durand avait admis d'abord, dans son projet, les procédés d'alignement de Pirch ; mais, dans sa critique de l'ordonnance, il les réprouve. Il les juge, et non sans raison, compliqués et peu nécessaires. La détermination des alignements et des directions par les points de vue est une " opération de tous temps connue, qui ne se fait ni lestement ni adroitement ". (Ne pourrait-on en dire autant de son ploiement en colonnes ?) Il a raison lorsqu'il propose de simplifier la méthode d'alignement, mais non lorsqu'il prétend s'être affranchi de toute sujétion à cet égard.

" Ces deux points, l'alignement sur les points de vue et l'observation des distances, pour l'ordre prussien si nécessaires et si difficiles, pour l'ordre français ne sont qu'un jeu. Avec la plus grande facilité, la tête de la colonne saisit la ligne de direction; avec plus de facilité encore, tous les autres bataillons se placent sur l'alignement de cette tête, et en y arrivant trouvent le terrain mesuré et jalonné. Quelle que soit la maladresse d'un ou plusieurs capitaines, il est impossible que rien aille mal, et quand il serait possible que cette précision fût négligée à certain point, il ne pourrait jamais en résulter aucun inconvénient; mais c'est ce qui est assez prouvé ailleurs. "

Les observations de Mesnil-Durand sur les évolutions de lignes sont plus judicieuses, et l'expérience viendra un jour les confirmer. Pourquoi, dit-il, a-t-on abandonné la prompte manoeuvre et l’emploie-t-on sans cesse comme moyen essentiel dans les déploiements ? Cette manoeuvre est bonne, ou elle est mauvaise. Pour lui, il n'y a pas de doute : elle est à rejeter, et l'ordonnance même en juge ainsi, puisqu'elle prescrit qu'il n'y aura jamais plus d'un bataillon marchant ainsi en désordre ; c'est indiquer assez le faible de cette manoeuvre. On peut répondre que tel moyen, simple et sans inconvénient pour une petite unité, devient impraticable pour une armée entière.

Mesnil-Durand demande pourquoi l'on forme d'abord les divisions avant de déployer la colonne serrée. II y a là une perte de temps inutile.

Quant aux changements de front, ne les ferait-on pas plus facilement et avec plus d'ordre si l'on ployait d'abord chaque bataillon en colonne serrée ? Ces grands mouvements d'une ligne tout entière ne sont pas raisonnables. Il n'est même pas admissible qu'une ligne de plusieurs bataillons marche à l'ennemi et parcoure en ordre plusieurs centaines de toises.

Toutes ces observations semblent judicieuses, mais ne sont-elles pas formulées en grande partie dans l'Essai général de tactique de Guibert ? N'a-t-il pas proposé de faire tous les mouvements d'armées en colonnes serrées, que le général peut diriger, déplacer et orienter à sa guise jusqu'au dernier moment ?

Mesnil-Durand a consacré, dans les Fragments de tactique, près de deux cents pages à réfuter l'Essai général de tactique de Guibert. Une grande partie de cet Examen est consacrée à la discussion des principes fondamentaux : l'auteur y revient sur l'indispensable nécessité de la profondeur pour charger et pour enfoncer une ligne mince ; il nie ce que Guibert affirme résolument, qu'un bataillon peut charger à la baionnette en restant sur trois rangs, et il nie également qu'on soit obligé de soutenir le combat par le feu avant d'attaquer; mais, cette fois encore, il ne soutient ses affirmations que par des raisonnements, sans invoquer aucun fait d'expérience. II n'y a donc rien d'intéressant à citer dans cette partie de sa réfutation.

Quant aux formations, Mesnil-Durand relève cette affirmation de Guibert : " J'ai simplifié la formation de la colonne à un point si grand, etc. " et il lui répond : " J'ai simplifié encore beaucoup plus la formation et le développement qui en est l'inverse, " assertion qui paraîtra exagérée si l'on veut se rappeler la constitution et les évolutions si compliquées de la plésion.

Tout l'Examen de l'essai général de tactique se réduit d'ailleurs à ces quelques affirmations.

Mesnil-Durand aborde ensuite la question du canon et de ses effets sur les diverses formations. Ici encore, toute son argumentation repose sur un postulaturn que nul n'est disposé à lui accorder, c'est que les colonnes pourront marcher à l'ennemi et franchir 600 mètres en six minutes. Partant de là, il lui est aisé de prouver que le canon et le fusil n'auront pas le temps d'infliger à l'assaillant des pertes capables de l'arrêter. Il pose en principe que la ligne déployée sur trois rangs s'arrête toujours pour fusiller et ne cherche pas à charger. Les exemples de Prague, après ceux de Hohenfriedberg et de Soor, lui opposeraient un démenti formel, mais les circonstances de ces trois batailles sont trop peu connues alors pour être invoquées. On se borne à des raisonnements qui, de part et d'autre, n'ont aucune valeur tant qu'ils ne reposent sur aucun fait d'expérience.

" J'ignore, dit Mesnil-Durand, combien ceux qui veulent détruire les colonnes par le canon veulent employer de temps à cette opération. Une demi-heure ? Ce serait bien peu, et jamais en si peu de temps on n'éprouva si grand effet de canon. Mais voyons combien il aura réellement de minutes pour battre ces colonnes de manière à être capable de quelque justesse... Dans des batailles, des pièces courtes ne pourront que vers 300 toises commencer à canonner avec fruit,... et tout au moins, par rapport à une ligne de petites colonnes, le canon, par sa justesse, et par conséquent son effet, n'est bien à considérer que depuis le moment où cette ligne n'en est pas plus éloignée que 250 toises. Mais cette justesse qui commence à ce point finit à 8o et même 100 toises, car la mousqueterie dérange et ralentit prodigieusement le service du canon, de sorte que le combat, venu à ce point, se décide par d'autres moyens. "

Comment concilier cette affirmation avec le fait que les attaques prussiennes, commencées à 300 ou 200 pas de l'ennemi et menées avec résolution, furent toujours arrêtées net par le feu d'artillerie et de mousqueterie des Autrichiens, et aboutirent même plusieurs fois à de véritables désastres pour les troupes assaillantes ? Quoi qu'il en soit, Mesnil-Durand continue en ces termes :

" Il n'est pas un instant où le canon ennemi soit assez près des colonnes pour agir avec fruit, et en même temps assez loin de leur mousqueterie (celle des grenadiers et chasseurs) pour n'en être pas prodigieusement dérangé et ralenti. Par conséquent il n'est pas un intsant où il soit à craindre. "

Dans son Examen de l'essai général de tactique, il dit encore : " L'effet du canon sur celui qui marche à lui résolument est moindre qu'il ne serait en temps égal si on l'essuyait de pied ferme et en quatre minutes on ne perdrait pas même la dixième partie de ce qu'on perdrait en quarante. "

Mesnil-Durand donnera en 1780 une Collection de diverses pièces et mémoires nécessaires pour achever d'instruire la grande affaire de tactique et donner les derniers éclaircissements sur l'ordre français proposé. Cet ouvrage débute par un Précis du nouveau système de tactique, de ses principes, de ses avantages, et des raisons de le préférer au système actuellement pratiqué.

Il y démontre encore une fois pourquoi l'ordre en colonne doit être l'ordre habituel et primitif, pour marcher, manoeuvrer et combattre ; pourquoi le déploiement par le centre doit être préféré, étant plus rapide et mieux couvert. Il affirme que, " pour l'ancienne méthode, il n'est point de mouvements simples... Elle a beau appeler colonnes ses bataillons minces, rompus sur un front plus ou moins étroit ; ils ne deviennent pas pour cela des colonnes de combat, et ne sont que des colonnes de marche peu propres à combattre. "

L'ordre de bataille en ligne est faible dans toutes ses parties, mais ses flancs surtout sont excessivement faibles. Cette ligne ne peut marcher ni manoeuvrer ; on ne peut la rompre sans la mettre hors d'état de défense. Elle n'est susceptible d'aucune variété et fort en prise à l'artillerie ennemie par son étendue et son immobilité. Elle ne sait que faire de son canon.

L'ordre profond, au contraire, est fort dans toutes ses parties ; ses flancs sont inattaquables. Une armée ainsi disposée marche avec la plus grande aisance et rapidité ; elle peut, avec la plus grande facilité, changer de direction, de position, de forme, faire toutes les manoeuvres qu'on peut désirer, " se trouvant dans tous les instants également en force ". Cet ordre de bataille se prête à toutes les variétés imaginables et en particulier permet de prendre plus facilement l'ordre oblique et l'ordre séparé.

Ce Précis est suivi d'une Histoire du système proposé, relatant toutes les démarches faites par l'auteur auprès des ministres et des officiers généraux ; d'une Notice de ses différents ouvrages, de Réflexions sur le principe fondamental de ne jamais marcher en ordre déployé, d'Observations sur l'emplacement et l'usage des grenadiers et chasseurs. Après un cours fragment relatif aux manoeuvres de Vaussieux, sur lequel nous aurons occasion de revenir, Mesnil-Durand nous donne un Mémoire (de 200 pages) sur les objections opposées ait nouveau système d'ordonnance et manoeuvres ; des Réponses au mémoire sur l'ordre de l'infanterie donné à Metz en 1775 par M. le chevalier D. ; l'auteur de ce mémoire, tout en se déclarant partisan de la colonne pour attaquer, n'avait pas adopté toutes les idées de Mesnil-Durand. Celui-ci publiait encore, dans la même collection des Extraits des remarques sur un ouvrage intitulé : Théorie de la guerre ; des Ré, flexions sur l'ordre et les manoeuvres de l'infanterie, extraites d'un mémoire écrit en 1776, et déjà imprimées en 1778.

Guibert ayant publié sa Défense du système de guerre moderne, ou Réfutation complète dit système de M. de M.-D., Mesnil-Durand riposta par des Remarques contenues dans la même collection.

Nous ne pouvons analyser en détail ces innombrables ouvrages où reparaissent constamment les mêmes raisons.

Constatons pourtant, après un examen impartial des textes, que Mesnil-Durand reproche justement à Guibert de n'avoir pas lu ses ouvrages avec assez de soin et d'avoir défiguré ses paroles en les citant. Peut-être Guibert n'avait-il pas été tout à fait de bonne foi ; peut-être aussi n'avait-il pas eu la patience nécessaire pour s'assimiler l'oeuvre prodigieusement indigeste de son adversaire.

La partie la plus curieuse peut-être de cette discussion est celle où Mesnil-Durand relève l'affirmation, plusieurs fois réitérée par Guibert, que les colonnes existaient bien avant lui. L'Essai général de tactique et la Défense du système de guerre moderne avaient l'ait ressortir que les colonnes étaient connues et pratiquées depuis longtemps comme formations d'attaque et de manoeuvre ; que Folard et Mesnil-Durand n'avaient fait qu'inventer un type de colonne très massif et, surtout, le donner pour ordre primitif, habituel, à peu près exclusif. Ce qu'il y a de singulier dans la défense de Mesnil-Durand, c'est que tantôt il considère comme un succès personnel l'adoption de colonnes serrées par les ordonnances, et tantôt il déclare ne pas tenir à la paternité de l'ordre profond.

" J'ai présenté un système, c'est-à-dire un ensemble de principes et conséquences, un corps de théorie et, pratique. Il s'agit de savoir s'il est bon oit mauvais ; peu importe qu'il soit vieux ou neuf,... et je veux bien mettre la tactique prussienne à contribution, comme par d'autres côtés j'y ai astis la grecque et la romaine. "

Mesnil-Durand revendique d'ailleurs, ce que personne ne lui refuse, l'esprit de système qui a présidé à toute son oeuvre :

" Quelqu'un avant moi a-t-il aperçu et prouvé qu'il faut nécessairement deux ordonnances, l'une pour marcher, manoeuvrer et attaquer, l'autre pour le combat de mousqueterie ? Qu'il ne faut jamais, dans un de ces deux cas, employer celle qui n'est bonne que dans l'autre ? Que ce n'est pas l'ordre des obstacles et du feu, mais l'ordre du terrain libre et du mouvement qui doit être l'ordre primitif ? A-t-on vu, sur le papier ailleurs que dans mes ouvrages, sur le terrain ailleurs qu'à Vaussieux, une armée en bataille en ligne de petites colonnes ? Quelqu'un s'est-il avisé de réduire et ramener à des manoeuvres centrales toutes les formations d'ordre de marche et de bataille... (01) ? "

Rien ne pouvait décider, en temps de paix, de la vulnérabilité des formations ; mais on essaya de juger leur souplesse, leur aptitude à la manoeuvre. Ce fut l'objet des expériences faites en 1778 au camp de Vaussieux.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

IV - Le camp de Vaussieux

Le maréchal de Broglie s'étant déclaré en faveur de Mesnil-Durand et ayant entraîné le suffrage de plusieurs officiers généraux, l'ordre français fut essayé en 1775 par deux régiments de la garnison de Metz. Les résultats furent assez favorables, mais non concluants : on put constater que les évolutions proposées étaient exécutables, sans pourtant sembler préférables à celles de l'ordonnance.

Au mois d'août 1778, la cour ayant résolu de rassembler ses troupes en Normandie pour menacer l'Angleterre d'une descente ou assurer la défense de nos propres côtes, on utilisa le séjour forcé de l'infanterie dans les camps pour expérimenter le projet de tactique de Mesnil-Durand, et le comparer à l'ordonnance.

On réunit au camp de Vaussieux, entre Bayeux et. Courseulles-sur-Mer, 44 bataillons, 6 régiments de dragons et de l'artillerie. Le maréchal de Broglie, partisan de l'ordre profond, avait le commandement supérieur. Le marquis de Lambert remplissait les fonctions de maréchal général des logis, sans en avoir le titre ; Mesnil-Durand était au nombre des aides-maréchaux généraux des logis. Le comte de Guibert était major général, et son fils figurait parmi les aides-majors généraux surnuméraires, avec le chevalier de Broglie.

Parmi les neuf lieutenants généraux présents nous remarquons le comte de Vault, le comte de Chabot, Lückner et Gribeauval. Parmi les dix-huit maréchaux de camp, le comte de Rochambeau, le comte de La Tour du Pin, le marquis de Conflans, le comte de Durfort, le baron de Wimpfen ; parmi les six brigadiers employés au quartier général, le chevalier de Chastellux.

Trois semaines furent consacrées à enseigner aux troupes les manoeuvres proposées par Mesnil-Durand : on les exerça par bataillon, puis par régiment, brigade, division. A partir du 9 septembre, on commença les évolutions d'ensemble.

Pour la première manoeuvre on réunit trente-deux bataillons en quatre divisions égales, à deux brigades de quatre bataillons. Le maréchal de Broglie, voulant non pas essayer d'abord des manoeuvres de guerre, mais voir évoluer les colonnes, les fit former en ligne à demi-intervalle de déploiement ; elles se groupèrent ensuite par brigade en double colonne, puis par division en double colonne.

Mesnil-Durand, dans son Examen de la première manoeuvre faite au camp de Vaussieux, ne se montre pas satisfait de cette expérience :

" On a commencé par mettre la ligne assez mal en bataille, les intervalles étant de beaucoup trop grands et ne s'étant pas d'abord resserrés à la demi-distance de bataillon déployé. Après cela, on s'est mis dans une espèce d'ordre de marche, formant doubles colonnes par brigades. De là on a passé à doubles colonnes par division.

" Je n'aurais jamais proposé cette cascade. La première chose à faire dans ce genre c'était de mettre l'armée dans son ordre de marche habituel. Or, selon le règlement pour le service de campagne, et l'organisation établie par M. le maréchal lui-même, la division est le corps, est le tout, qui doit former la colonne, et il serait fort extraordinaire, surtout pour de si petites divisions, de multiplier davantage les colonnes de marche. Il fallait donc former d'abord double colonne par division : il fallait présenter dans toute sa simplicité ce grand ressort de notre machine... Pour passer de la première à la deuxième, il faut un vilain petit mouvement, retroussant une jumelle de chaque brigade, et qui, pour peu qu'on s'y méprenne, comme il est fort aisé, et comme il est déjà arrivé, invertit des bataillons. "

Cette protestation nous en dit plus long que toutes les critiques des partisans de l'ordre mince sur l'inconvénient des formations centrales : dans la division en doubles colonnes par brigade, les bataillons étaient placés dans l'ordre suivant, si on les représente par les numéros qu'ils auraient en ligne déployée, de droite à gauche :

          7    6    3    2

          8    5    4    1

Dans la double colonne de division, ils sont disposés ainsi :

          5    4

          6    3

          7    2

          8    1

C'est donc un mouvement compliqué de passer de l'une des formations à l'autre, et nul ne pouvait se dissimuler que cette opération aurait été plus simple et plus prompte en se bornant aux procédés habituels de l'ordonnance.

L'armée étant disposée en quatre doubles colonnes de division, le maréchal suppose l'ennemi signalé sur la droite et fait face de ce côté par un changement de front individuel de chaque bataillon ; mais, auparavant, il a fait dédoubler les colonnes, ce qui dérange l'ordre des bataillons et désespère Mesnil-Durand :

" J'avais exécuté sur table cette manoeuvre telle que je l'entendais. Elle parut plaire à M. le maréchal, et frapper les officiers généraux qui la virent. Mais pour cette fois on l'a étrangement défigurée...

" 1° Vous avez tout inverti. Votre jumelle droite se trouve, après le changement de front, à la gauche de votre ligne.

" 2° Votre ordre est moins fort, puisque vous ne présentez à l'ennemi qu'une ligne au lieu de deux.

" 3° Votre petit front est de moitié plus étendu. Tant pis ; car dans le cas supposé, il n'en sera pas moins débordé, et il aura en tête un plus grand nombre de bataillons ennemis. "

Tout ceci prouve que le maréchal de Broglie ne partageait pas absolument les idées de Mesnil-Durand ; qu'il jugeait défectueux de se porter à l'ennemi avec six lignes de quatre bataillons, et préférait n'en avoir que trois de huit bataillons. Ce qui en ressort non moins clairement, c'est que l'ordre dit " français " ne pouvait être employé avec facilité que si l'on ne manoeuvrait jamais et si les doubles colonnes de divisions étaient toujours mues tout d'une pièce.

Arrivé en présence de l'ennemi supposé, le maréchal jugea encore la formation trop massive : il porta en avant les bataillons impairs et les fit déployer pour engager le combat de mousqueterie.

On revint au camp en exécutant les mouvements inverses.

Le maréchal de camp de Wimpfen, partisan acharné de l'ordre mince, écrit à ce sujet : " Le résultat de cette première manoeuvre fut médiocre ; rien de ce qui avait été prescrit n'a été bien et littéralement exécuté ; on avait d'ailleurs mal calculé le terrain ; joint à ce qu'il y a eu beaucoup d'erreurs dans les commandements, cette journée n'a pu présenter aucun objet d'instruction. Elle a ajouté, au contraire, à la prévention qu'on avait déjà contre les nouvelles manoeuvres. "

Après une journée consacrée à reprendre les exercices de détail et à rectifier les mesures préparatoires, la manoeuvre d'ensemble fut renouvelée le 11, avec peu de changements. Il y eut plus d'ordre ; l'exécution fut plus méthodique et plus exacte ; " on se confirma cependant, dit Wimpfen, dans l'opinion qu'on avait du défaut et du danger de ces manoeuvres ; mais, quelque démonstration qu'on pût en donner à M. le maréchal, il s'éleva si fortement contre, qu'il ne fut pas possible de le convertir. Il les défendit avec toute l'obstination dont il est capable, sans opposer aucune raison satisfaisante aux objections qu'on lui fit. "

Le 12 septembre, on fit manoeuvrer comparativement deux brigades, l'une suivant l'ordonnance, l'autre suivant le règlement proposé ; la première était commandée par Rochambeau. Il recueillit tous les applaudissements, dit Wimpfen : " On vit une facilité d'exécution, une aisance, qu'il était impossible d'espérer de l'ordre que voulait introduire M. de Mesnil-Durand, et on ne put se dissimuler que ces manoeuvres, que les troupes regrettent, étaient à la portée de l'intelligence de chaque officier et même de chaque soldat, qui en sentait aisément le but, et qu'elles présentaient le double avantage de l'ordre mince et de l'ordre profond. On vit enfin, par tout ce qui se passa, dans cet essai, que le terrain leur était entièrement subordonné, qu'elles méritaient la plus grande confiance et pouvaient procurer les plus grands succès.

" M. le maréchal, loin de se rendre à l'évidence de cette démonstration, n'en prit que de l'humeur, eut une discussion assez vive avec M. de Rochambeau (02), qui lui dit avec courage et fermeté : " L'amour de ma patrie, l'intérêt que je prends à la gloire des armes du Roi, et à la vôtre même, me porteront toujours à faire les plus grands efforts pour vous tirer de l'erreur dans laquelle on cherche à vous entraîner, et qui est d'autant plus effrayante que vous êtes destiné par la volonté et l'estime du maître, les voeux de la nation et le suffrage du militaire, à commander nos armées. Mon attachement vous est connu, et mon opinion ne peut vous être suspecte. "

" Dans le même moment, M. de Conflans dit assez hautement : " Si ces nouvelles opinions peuvent faire des prosélytes, les anciennes doivent faire des martyrs. " Tous les officiers généraux présents, voyant que tout ce qui se passait ne produisait aucun effet sur M. le maréchal, qu'au contraire son humeur en augmentait, se retirèrent d'auprès de lui pour éviter d'être interpellés, de manière qu'il s'en retourna seul, et suivi seulement de ses aides de camp ; et depuis ce jour-là, il n'a pas tenté un second essai (03). "

Trois jours après, une nouvelle manoeuvre a lieu, et l'expérience des deux premières oblige à désigner un bataillon d'alignement : " Jusqu'à ce jour, on n'avait pas songé que, pour mouvoir sans embarras et avec justesse une ligne quelconque, il fallait un point d'alignement déterminé. On a été forcé de revenir à cette méthode, que l'auteur du prétendu ordre français ne pouvait connaître. "

Le projet pour cette manoeuvre était le suivant :

Exécuter une marche en bataille et un changement de front de toute la ligne ; puis arrêter les bataillons impairs, les bataillons pairs gagnant 100 pas, et la marche continuant dans cette formation en quinconce. Les chasseurs devaient être à 100 pas en avant de la première ligne, déployés sur deux rangs ; ils marcheraient plus vite, de manière à se trouver à 200 pas en avant ouvrant leurs files et faisant un feu de mousqueterie sur tout le front.

Les bataillons de seconde ligne se reporteraient en avant dans les intervalles de la première ; tous mettraient la baïonnette au canon et l'on battrait la charge. Les chasseurs se formeraient sur trois rangs et s'arrêteraient pour prendre place entre les bataillons.

L'ennemi supposé en retraite, les chasseurs le poursuivraient ; les bataillons se porteraient en avant, puis, rencontrant un obstacle qui obligerait à combattre par le feu, les bataillons pairs se déploieraient et les autres resteraient à 100 pas en arrière.

On exécuterait ensuite des ruptures en colonnes de retraite, des changements de front de toute la ligne ou d'une division, en arrière à droite, puis un changement. de front en avant. Enfin, l'on marcherait en retraite par double colonne de brigade.

Le duc de Broglie n'a pas parlé des premières manoeuvres. Il est très satisfait de celle du 15 septembre et écrit, le 17 :

" J'ai eu lieu d'être extrêmement content de la manière dont se sont faits tous les mouvements... Le dernier, qui était un changement de front et de direction pour toute la ligne, n'avait point été indiqué à MM. les officiers généraux ni aux troupes. Il a cependant réussi, et il était impossible de désirer plus de précision dans un mouvement fort difficile, et qui demande autant d'attention et d'intelligence dans les troupes. "

Le baron de Wimpfen exprime une opinion tonte différente :

" On avait donné à .M. le comte d'Egmont, et sous lui à M. le baron de Lückner, lieutenants généraux, les brigades d'Aquitaine et d'Aunis-infanterie, et six escadrons de dragons, pour figurer l'armée ennemie, afin de mieux faire sentir l'avantage de cette nouvelle manière de combattre ; mais ces généraux, maîtres de leurs dispositions, ayant toujours opposé aux mouvements ordonnés des mouvements vraiment militaires, en ont d'autant mieux démontré le vice, qu'il n'existait dans les principes de du Mesnil-Durand aucun moyen de leur enlever l'avantage du terrain, parce qu'elles sont de nature à ne lui commander jamais ; il en a donc résulté un changement nécessaire dans la disposition générale, et une contradiction d'ordres, dont il était impossible d'exécuter aucun, ce qui a donné lieu à une confusion et à un désordre difficiles à concevoir. Il est certain que, dans la réalité, la destruction entière de l'armée en aurait été la suite. Quand on a vu l'impossibilité de débrouiller ce chaos, qui présentait, le spectacle le plus déplorable d'une armée vraiment en déroute, M. le maréchal n'y a trouvé d'autre remède que d'ordonner que les troupes rentrassent dans leur camp.

" Il faut ajouter qu'on avait mal calculé le terrain ; que dans différentes circonstances, il ne comportait pas le nombre de troupes qu'on voulait y faire agir ; qu'il en a existé une, entre autres, où par des mouvements forcés, on s'est trouvé tout à coup dans la position d'avoir à dos des haies, des broussailles, des fossés et de pareils obstacles, qu'on n'avait pu fouiller ni faire occuper, parce que l'organisation des colonnes de du Mesnil-Durand ne permettait pas, sans déranger leur ordre, d'en détacher de petites troupes pour fouiller et occuper ces obstacles, d'autant plus que les grenadiers et chasseurs qu'on aurait pu y employer l'étaient déjà ailleurs. M. le baron de Lückner, qui avait parfaitement bien observé cet embarras, en profita pour y jeter de ses gens et les faire soutenir de quelques pièces de canon. Ces colonnes, attaquées en queue dans un terrain où la baïonnette devenait sans effet, et où le feu seul était nécessaire, ne pouvaient en opposer qu'en faisant d'abord un changement de front en arrière, ce qui est un mouvement long et compliqué, pour se former ensuite en ordre déployé ; mais cette manoeuvre même devenait impossible par le temps qu'elle exigeait, et plus encore parce que les distances nécessaires n'existaient pas. Dans tous les cas, le désordre, la confusion et la déroute en auraient donc été les suites.

" On suppose maintenant que, dans l'ordre de 1776, on se fût trouvé dans une position absolument semblable : on s'en serait tiré sur-le-champ par un demi-tour à droite de toutes les colonnes, et en déployant sur les derniers pelotons, qui dans l'instant même pouvaient protéger le mouvement par leur feu, et étaient eux-mêmes soutenus l'instant d'après par les pelotons qui venaient promptement et successivement se former à côté d'eux ; par la raison que le terrain est entièrement subordonné aux anciennes manoeuvres. "

Le lendemain 16, l'ennemi est commandé par le général de Chabot. Le maréchal de Broglie, mis en éveil par sa mésaventure de la veille, fait occuper les haies et broussailles par les chasseurs, qui repoussent ceux de l'ennemi. Les mouvements à exécuter sont analogues à ceux des manoeuvres précédentes. On y ajoute une sorte de passage de lignes, les bataillons impairs relevant les bataillons pairs déployés en avant d'eux, lesquels se replieront par les intervalles. On doit attaquer à la baïonnette une ligne de hauteurs, sous la protection du feu des chasseurs.

" M. le maréchal, dit Wimpfen, avait donné le commandement du corps opposé à M. le comte de Chabot, lieutenant général, et il lui avait prescrit tout ce qu'il devait faire, pour éviter les embarras et la confusion de la veille, et pour n'être plus gêné par le terrain. On changea, au moment même, la disposition première, et la ligne d'infanterie eut ordre de se resserrer sur le centre, à demi-distance.

" Tout ce qui était prescrit a été régulièrement et littéralement exécuté, parce qu'on avait choisi le terrain qui convenait et que, par les dispositions ordonnées aux troupes qui représentaient l'armée ennemie, on avait évité avec soin de se trouver dans la nécessité de varier l'ordre premier. On a, à la vérité, fait ce jour-là un changement de front à droite de toute l'armée, sur deux lignes, qui a été parfaitement exécuté ; ensuite on a marché dans cet ordre, en changeant de direction, dans l'objet de chasser les ennemis d'une hauteur appuyée par deux villages qui en défendaient les flancs, et on se flatta de prouver par là l'avantage et l'effet des colonnes, mais il en a précisément résulté le contraire.

" Les spectateurs les plus ignorants, les femmes même ont jugé que, s'il avait été possible d'attaquer ainsi cette hauteur, sans s'être rendu préalablement maître des deux villages, avec la précaution de tenir jusque-là les colonnes hors de la portée du canon, elles auraient été réduites en poussière par un feu de front et de flanc auquel elles ne pouvaient rien opposer que celui de leurs grenadiers et chasseurs.

" Mais, en supposant même que les flancs de l'ennemi n'eussent pas été aussi bien protégés et aussi bien appuyés, le temps qu'il eût fallu à ces colonnes, en marchant le pas de manoeuvre le plus vif, pour arriver à portée de charger à la baïonnette, et en ne calculant le terrain qu'elles avaient à parcourir que du point où l'artillerie pouvait faire effet, chaque pièce de canon aurait pu aisément tirer 50 coups, et il s'en serait suivi également une destruction totale de ces formidables colonnes, qui vraisemblablement auraient cherché leur salut dans la fuite. Mais une remarque particulière qu'on a faite, c'est que, quand on a envoyé quelques escadrons au-devant des colonnes pour les charger, elles n'étaient pas en situation de leur opposer aucun feu, et qu'elles auraient été hachées si, par la disposition convenue, les dragons n'avaient pas eu ordre de se replier après avoir essuyé quelques coups de fusil. Cependant les partisans de ce nouvel ordre en ont voulu tirer avantage, et prouver qu'aucune cavalerie ne pouvait attaquer ces colonnes ni leur résister ; mais ils n'ont persuadé personne, parce que la démonstration même prouvait le contraire. "

" Le succès de la manoeuvre du 15, écrit le maréchal de Broglie, m'a engagé à tenter le 17 une marche dans laquelle le général conduit et dispose son armée d'après la position où il trouve l'ennemi et les manoeuvres qu'il lui voit faire. "

Pour la manoeuvre du 17 septembre, la liberté d'action est rendue à l'ennemi, commandé par le comte d'Egmont et par Lückner. L'armée de Broglie est disposée comme à l'ordinaire, mais on a formé les grenadiers et chasseurs en bataillons indépendants. Ces bataillons étaient d'ailleurs formés, eux aussi, d'après le règlement de Mesnil-Durand. Deux d'entre eux devaient éclairer et couvrir le flanc droit, deux autres le flanc gauche.

Le maréchal de Broglie se montre très satisfait :

" ... Les troupes, sans avoir reçu d'avance aucune instruction, ont exécuté avec beaucoup de justesse et d'attention, toutes les colonnes observant de se régler sur celle donnée pour alignement, et de changer de direction suivant celle que je lui faisais prendre. Cette marche, toujours en ordre de bataille, a duré trois heures.

" M. le comte d'Egmont et M. le baron de Lückner ont manoeuvré avec toute la vraisemblance nécessaire pour instruire les officiers à leurs ordres de la manière dont un petit corps doit se conduire vis-à-vis de forces infiniment supérieures à lui. "

Le baron de Wimpfen exprime une opinion absolument opposée :

" Les ennemis ayant d'abord fait mine de tourner l'armée par sa droite, on a cherché à rendre leurs efforts inutiles par un changement de direction à droite ; mais, soit que ce ne fût qu'une feinte de leur part, ou que ce mouvement les ait forcés à changer de projet, on a cru tout à coup s'apercevoir qu'ils retournaient en force sur la gauche. Il était d'autant plus difficile de les bien juger, qu'on n'a jamais pu voir où était seulement le fort de leur infanterie, par l'art et l'habileté avec lesquels le général Lückner a trouvé moyen de la cacher ; il aurait donc été impossible d'en venir à un engagement général.

" Alors, à tout hasard, on a changé de direction à gauche pour se prolonger sur la gauche et, sur les 6 heures du soir, on s'est trouvé à portée du village de Creully, qui paraissait occupé en force ; on fit avancer l'artillerie pour le canonner et, sous sa protection, toutes les colonnes de l'armée pour l'attaquer ; mais les ennemis, avec la même habileté avec laquelle ils avaient manoeuvré toute la journée, étaient déjà parvenus à en retirer les troupes et l'artillerie qui y étaient, et, ayant tourné l'armée par sa gauche, ils faisaient les dispositions pour former leur attaque dans ce point-là, qui pouvait devenir d'autant plus embarrassante qu'en marchant au village, les colonnes s'étaient coupées, croisées, et jamais les bataillons n'auraient pu se déployer sans une manoeuvre préparatoire très longue, et dont vraisemblablement on ne leur aurait pas donné le loisir. "

La sixième manoeuvre, qui eut lieu le 21 septembre, aboutit à une confusion complète : " L'ordre selon les principes de M. du Mesnil-Durand opposant sans cesse des obstacles qui obligent à s'en écarter, ou des impossibilités d'agir, rien n'a pu être exécuté dans l'ordre convenu ; alors à tout instant d'autres ordres mal donnés, et plus mal rendus, par des aides de camp ignorants, des officiers de l'état-major tout aussi ignorants, y ont porté l'embarras, l'incertitude et la confusion, de manière qu'après avoir erré dans une vaste plaine pendant trois heures, tantôt en bataille, tantôt en ordre oblique, M. le maréchal, de guerre lasse, a renvoyé les troupes dans leur camp par le chemin le plus court. "

Les septième et huitième manoeuvres (24 et 28 septembre) se sont faites sans figurer d'ennemi, et en plaine. Elles ont donc pu s'exécuter sans encombre. Elles comportaient les mêmes évolutions que les premières manoeuvres, marches en doubles colonnes, changements de front, attaques et retraites couvertes par les chasseurs, avec déploiements de la moitié des bataillons, etc.

Le baron de Wimpfen termine le compte rendu des manoeuvres par des observations générales très sévères pour le maréchal de Broglie

" En réfléchissant avec attention sur tout ce qu'on a fait au camp de Bayeux, dont on vient de lire le détail, on n'y reconnaîtra ni les talents que la renommée et l'opinion publique accordent à M. le maréchal de Broglie, et on n'y trouvera pas l'instruction qu'il paraît avoir eue pour objet, puisqu'on n'y aperçoit aucune vue militaire. Bien loin donc qu'il ait opéré le moindre bien, il a produit un mal réel par les fausses idées qu'il a données aux jeunes gens qui n'ont jamais fait la guerre, et surtout par la dégradation du général dans l'esprit de l'officier et du soldat. M. le maréchal y a ajouté encore infiniment par son humeur et par ses emportements, au point que tout le monde s'éloignait de lui. Il a d'ailleurs prouvé incidemment, dans différentes circonstances, qu'il n'entendait rien au mécanisme des manoeuvres ; le moindre désordre le troublait, et il trouvait difficilement le moyen d'y remédier. Il est certain aussi que son obstination à soutenir une tactique nouvelle, reconnue vicieuse et condamnée comme telle par toute l'armée, peut y avoir contribué. Il s'en prenait toujours aux officiers généraux, aux officiers supérieurs des corps et aux troupes, tandis que tout le mal avait sa source dans ces nouvelles manoeuvres mêmes. Mais, quelques représentations qu'on ait pu lui faire, il a persisté dans son opinion. Dans ses conversations publiques ou particulières, et dans toutes les discussions, i1 a montré peu d'esprit et peu de dignité, ce qui a ajouté infiniment à sa dégradation, et ses ennemis doivent tirer un grand avantage de ce camp.

" Ce n'était pas à des simulacres de batailles, de combats et d'attaques qu'il fallait employer un temps précieux, destiné à l'instruction, mais bien à de grands mouvements d'armée, à des développements de colonnes, à des campements, etc.

" A la fin de ce camp, il a paru uni nouvel ouvrage dont M. du Mesnil-Durand a ennuyé le public militaire, pour défendre ses principes, condamnés par les épreuves qui s'y sont faites. Il attaque notre ordonnance de 1776 mais en homme qui n'a jamais fait la guerre, qui dans aucune occasion n'a été dans le cas de mener quatre hommes aux coups de fusil, et tout ce qu'il dit pour en affaiblir les avantages ne sert qu'à les mettre dans un plus grand jour. Il veut que des raisonnements et des combinaisons prévalent sur l'évidence de la démonstration. Il impute la faute de ce mauvais succès aux officiers généraux, aux officiers supérieurs des corps, et aux troupes même. C'est un véritable libelle, son ton est arrogant et mériterait d'être réprimé, mais il faudrait avoir beaucoup de temps à perdre pour s'en donner la peine. D'ailleurs, à quel titre un plébéien, un soldat ignorant et obscur s'arroge-t-il le droit d'établir en ordre français un système à lui, réprouvé par la nation entière ? Il me semble qu'il ne peut être admis, sous cette dénomination imposante, que quand il aura reçu la sanction de la loi. C'est une insolence de sa part d'appeler l'ordonnance de 1776 l'ordre prussien : ce n'est pas Frédéric qui a rendu cette ordonnance, c'est Louis XVI ; ce n'est pas non plus un étranger qui l'a rédigée, mais des officiers distingués de la nation, à qui le maître en avait donné le droit et le pouvoir, et c'est là véritablement l'ordre français. Ce droit, acquis par une loi, ne peut lui être ôté que par une autre loi. Ces entreprises hardies, ces insultes à l'autorité sont aujourd'hui sûres de l'impunité ; elles auraient été sévèrement réprimées lorsque l'administration était confiée à des mains plus fermes.

" ... Mais de quoi s'agit-il dans ces fameuses discussions ? De décider s'il est plus avantageux de combattre dans l'ordre mince que dans l'ordre profond ? Chacun a ses avantages, et il importe très peu à l'officier particulier et au soldat de le savoir. C'est là absolument la science du général, et c'est à son génie seul qu'il appartient d'en faire l'application suivant les temps, les circonstances, ses projets d'attaque et de défense, la nature du pays et l'espèce d'ennemis qu'il a à combattre. On ne doit exiger des troupes que l'habileté nécessaire pour exécuter avec ordre et précision l'un et l'autre, et elles rempliront toujours cet objet important, quand leur division et subdivision sera simple ; quand, par l'habitude et la pratique constante et uniforme, elles seront en état d'exécuter tout et de prendre les formes qu'on exigera d'elles. C'est au général de les prescrire; sans qu'il doive leur être permis d'examiner si cela est bon ou mauvais.

" ... I1 est cependant prouvé, et tous ceux qui auront la moindre notion du mécanisme des manoeuvres en conviendront, que l'ordonnance de 1776 renferme en elle tous ces moyens, et que le commandant d'une armée française peut, dans sa disposition générale, en faire telle application qu'il jugera utile ; que ses principes, qui dominent partout le terrain, tandis que ceux de du Mesnil-Durand en sont dominés, mettent les troupes en état de prendre, dans toutes les circonstances, toutes les formes nécessaires, sans embarras et sans incertitude, soit qu'on veuille combattre dans l'ordre mince ou dans l'ordre profond. Mais je pense que, quelque parti que l'on puisse prendre, l'ordre primitif doit toujours être l'ordre déployé, parce que de cet ordre on peut faire dériver tous les autres sans obstacle et sans inconvénient, au lieu qu'on n'a pas la même ressource quand l'ordre primitif est l'ordre profond.

" L'inégalité du nombre des pelotons et de celui des hommes dans les pelotons ne peut y opposer aucun obstacle, quoi qu'en dise M. du Mesnil-Durand.

" Si, en se dépouillant de tout intérêt, de toute prévention et de tout préjugé, on avait voulu faire l'essai de bonne foi au camp de Bayeux, il fallait ne rien changer à l'instruction des troupes, les mettre en bataille dans leur ordre habituel. M. le maréchal aurait alors donné ses ordres pour telle disposition qu'il eût désiré, qu'il pouvait même varier à l'infini dans le cours des manoeuvres par les suppositions les plus multipliées, et si les troupes n'avaient pas pu répondre d'une manière satisfaisante à ses désirs, on aurait toujours été à temps de chercher d'autres moyens et d'ajouter cette perfection de plus à leur instruction ; mais aussi, si, comme je le pense, elles avaient parfaitement satisfait à tout, on conviendra qu'il n'y aurait eu aucune raison de se livrer au moindre changement. "

On peut opposer à ce jugement très sévère l'appréciation favorable contenue dans le rapport d'ensemble du maréchal de Broglie :

" ... L'épreuve faite à Metz, par ordre de M. le maréchal du Muy, des manceuvres de M. du Mesnil-Durand m'avait persuadé qu'elles étaient préférables à celles qu'on avait, chaque année, données à l'infanterie. Je m'en suis convaincu pendant la durée du camp par la facilité qu'elles m'ont donnée de remuer ensemble trente-deux bataillons, sans instruction préparatoire, sans avoir reconnu le pays, sans savoir ce que le corps qui représentait l'ennemi se proposait de faire, et commandées par des officiers généraux auxquels cet ordre et cette tactique étaient entièrement inconnus. Les anciens officiers, accoutumés à mener des troupes à la guerre, tels que MM. de Chabot, de Lückner, de Saint-Victor, etc., ont pensé comme moi et ont remarqué dans le système de M. du Mesnil-Durand une analogie parfaite depuis la formation d'une compagnie jusqu'à celle d'une armée ; une grande sûreté pour les troupes dans l'ordre des colonnes et une grande indépendance, la perte de l'une d'elles ne dérangeant ni n'exposant en rien les autres ; la plus grande célérité dans l'exécution des mouvements ; enfin une simplicité qui les réduit tous à des à-droite et à-gauche.

" Je me suis donc confirmé de plus eu plus dans la persuasion que rien ne pouvait être plus avantageux au service du roi que d'adopter cet ordre, et, si Sa Majesté veut considérer dans quelles circonstances j'ai pris la liberté de le lui proposer, Elle reconnaîtra qu'il faut que j'aie eu une conviction bien entière de sa bonté. En effet, au mois de juillet, il y avait apparence que la campagne ne se bornerait pas à camper sous Bayeux ; l'entreprise dont il était question était grande et délicate, et je ne pouvais ignorer qu'au blâme du mauvais succès, dont le public rend toujours le général responsable, on ajouterait encore celui d'avoir changé l'ordre ancien pour y en substituer un nouveau, auquel on attribuerait tous les malheurs.

" J'ajouterai encore que, pour adopter cette nouvelle méthode, j'ai eu à combattre plus de préjugés qu'un autre : la longue habitude de faire autrement, qui devient une seconde nature dans les gens âgés ; la manière dont j'avais conduit les armées ; enfin, l'amour-propre blessé de recevoir des leçons d'un officier sur lequel les services, le grade, l'expérience me donnaient de la supériorité, tout devait me la faire rejeter ; mais j'ai cru voir le bien du service du roi, et toute autre considération a cédé à ce motif, qui m'a constamment guidé dans tout le cours de ma vie.

" Je ne cacherai point au roi que ce système a trouvé des contradicteurs. J'ai lieu de croire que plusieurs n'en ont point assez connu les avantages, puisque la plupart se sont attachés à relever quelques défauts vrais ou prétendus dans la rédaction de l'instruction et dans l'organisation des colonnes, défauts que j'ai fait corriger ou qui n'existaient pas, mais qui, quand ils seraient réels, ne feraient rien à la bonté du système, et ne demanderaient qu'un jour pour être rectifiés. Il serait aisé de ramener les gens de bonne foi en leur demandant leurs raisons par écrit et leur donnant des réponses faites pour les instruire et les persuader. "

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

V - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778

Les manoeuvres de Vaussieux ont une telle importance dans l'histoire de la tactique française, il était si nécessaire de faire ,connaître précisément en quoi elles ont consisté, que nous avons cru devoir reproduire les relations ou rapports du maréchal de Broglie et du baron de Wimpfen, ainsi que les protestations de Mesnil-Durand, presque en entier, et sans y mêler d'abord aucun commentaire. Mais leur importance même exige que nous en reprenions l'analyse, que nous cherchions à démêler parmi les opinions contradictoires ce qui a pu se passer exactement et l'impression que ces manoeuvres auront produite sur les esprits impartiaux. Nous y serons aidés par quelques-uns des mémoires écrits vers cette époque par les officiers généraux les plus compétents.

Les protestations mêmes de Mesnil-Durand lorsque le maréchal de Broglie a voulu former les doubles colonnes de brigades, puis de divisions, et lorsqu'il a rompu en colonne simple avant de faire face à droite, nous ont révélé un des points faibles du système. Dans l'ordre de bataille réglementaire, les unités, les bataillons notamment, étaient rangés de la droite à la gauche et rompaient en colonne dans le même ordre ; on pouvait donc faire face à droite, à gauche, en arrière, former une ou plusieurs colonnes, détacher des unités quelconques, sans troubler l'ordre des bataillons ; tout au plus arrivait-on à inverser totalement cet ordre, ce qui était sans importance. Dans le système de Mesnil-Durand, au contraire, la rupture en colonne se fait par le centre, et l'on tient à ce que les bataillons placés en tête d'une colonne se trouvent toujours au centre lorsqu'on déploiera. Il en résulte que, dans une double colonne de brigade, les bataillons qui sont en tête sont ceux du centre de la brigade ; lorsqu'on veut réunir deux doubles colonnes de brigade en une double colonne de division, c'est la gauche d'une brigade et la droite de l'autre qui vont passer en tête; il faut donc, selon l'expression de Mesnil-Durand, " retrousser " une jumelle de chaque brigade.

Lorsque deux brigades se suivent dans une colonne simple de division, les bataillons se succèdent dans l'ordre 4 3 2 1 5 6 7 8 (les numéros répondant à leur place, de droite à gauche, dans la ligne de bataille initiale). Si cette colonne fait face à droite, il y a ici une double inversion : non seulement la brigade de droite a pris la gauche, mais les deux bataillons qui formaient le centre de cette brigade avant la manoeuvre sont passés à l'aile gauche ; de même dans la seconde brigade. Si l'on veut maintenant rompre ces brigades en colonne, double ou simple, l'ordre, des bataillons va se trouver entièrement brouillé, à moins que, pour le rétablir, on consente à violer cette fois le principe de la formation centrale.

Le maréchal de Broglie, dans son désir de juger complètement la valeur du système proposé, en a mis en lumière, dès le premier jour, ce défaut essentiel. C'est en vain que Mesnil-Durand a protesté : chacune des hypothèses faites par le maréchal pouvait se vérifier dans la réalité, et il était évident que le principe de la formation centrale, appliqué obstinément à toutes les unités, bataillon, brigade, division, entraînait de grosses difficultés. On devait conclure de ces premières expériences que ce principe pouvait subsister dans la rupture en colonne du bataillon, mais non dans celle des grandes unités.

Quant au bataillon, la lourdeur de la ci-devant plésion nous parait démontrée par les observations de Wimpfen sur la manoeuvre au cours de laquelle les partisans de Lückner firent une brusque apparition en arrière des colonnes. Quelle que soit la partialité du critique, ses remarques sont ici très précises et concordent parfaitement avec ce que nous avons vu du Projet d'instruction de Mesnil-Durand ; il est presque impossible de ne pas en reconnaître la justesse. Dans la colonne de bataillon proposée par Mesnil-Durand, les pelotons sont à files doublées, sur six rangs ; ils ne peuvent pas faire demi-tour ni se déployer en arrière ; d'ailleurs, déployer en arrière serait une hérésie, puisque ce seraient les pelotons des ailes qui se trouveraient en tête. Aussi la colonne, obligée de faire face à une attaque de revers, doit-elle exécuter, non pas un demi-tour, mais une contremarche, et se déployer ensuite. La contremarche se compose de deux conversions successives, et l'on a vu toute la complication de ce mouvement dans le Projet d'instruction. Wimpfen est donc bien fondé à dire qu'une colonne du système " français ", recevant des coups de feu dans le dos, sera décimée et mise en désordre avant d'avoir fait face au danger.

Imaginons au contraire une colonne suivant l'ordonnance ; elle se compose de pelotons ou divisions déployés sur trois rangs. Il lui suffit de faire un demi-tour et de déployer sur le dernier peloton, ce qui peut se faire en quelques instants.

Ainsi, pour le bataillon même, la colonne proposée est infiniment moins souple, moins apte à faire face à tous les dangers, que la colonne de l'ordonnance.

Mesnil-Durand s'indigne de voir essayer d'autres évolutions que le déploiement de la double colonne par division. A son avis, une armée devrait toujours se mouvoir par doubles colonnes de divisions, arriver dans cet ordre sur le champ de bataille et passer directement de là à la ligne de colonnes de bataillon. Mais n'y aura-t-il pas avantage pour le général à former d'abord des colonnes moins longues et moins lourdes ? Le terrain n'imposera-t-il pas souvent la marche en simple colonne ? Ne faudra-t-il jamais faire face à droite on à gauche ?

Pour ce dernier cas, Mesnil-Durand prétend avoir une. solution rapide en commandant : Par le flanc droit, et : Tranchez ; mais, s'il obtient ainsi une masse aussi profonde que précédemment, il n'a pas le moyen de la déployer.

En un mot, ses colonnes ne sont admissibles qu'à la condition de ne jamais manoeuvrer. Il faut les mouvoir tout d'une pièce, et encore les changements de direction sont-ils pénibles.

Le maréchal de Broglie, qui se déclare satisfait du projet d'instruction mis en expérience, paraît n'avoir pas porté son attention sur ces questions élémentaires. Il n'a pas attribué d'importance à quelques coups de fusil tirés en arrière des colonnes ; ce n'était qu'une escarmouche de troupes légères. Il semble qu'il ait envisagé surtout, dans les expériences de Vaussieux, les grands mouvements d'armée.

A ce point de vue, le système de Mesnil-Durand présentait de réels avantages sur les évolutions de ligne de l'ordonnance, pourvu que l'on se trouvât toujours dans le cas le plus simple, la marche en doubles colonnes de divisions et le déploiement face en tête. Le maréchal jugea qu'il était infiniment plus facile de manier une armée en colonnes serrées qu'en ligne ou en longues colonnes à distance entière. Aussi se déclara-t-il entièrement satisfait des expériences tentées à Vaussieux.

Il est certain que les mouvements d'armée en plusieurs colonnes serrées ont été l'objet essentiel des instructions de 1760 et du mémoire sur les déploiements écrit vers 1767 par Guibert, et qu'ils tiennent une grande place dans l'Essai général de tactique. Ils ne sont donc pas caractéristiques de l'ordre " français ", et Mesnil-Durand n'a nullement le droit d'en revendiquer la paternité. Mais ce dont il peut se vanter avec raison dans ses Remarques sur la réfutation complète du système de M. de M.-D. (04), c'est d'avoir été le premier à faire exécuter réellement de pareilles manoeuvres. Plus heureux que Guibert, il a trouvé un protecteur assez puissant pour faire expérimenter son système, et c'est à Vaussieux que l'on a vu pour la première fois des colonnes serrées marcher et se déployer. Le maréchal de Broglie a pu enfin mettre à exécution le projet qu'il avait formé depuis vingt ans : il a fait marcher une armée en autant de colonnes que de divisions, chacune de celles-ci en colonne serrée ; il a déployé les divisions face en tête et reconnu qu'il parvenait ainsi à un alignement très suffisant, et par des moyens plus rapides qu'en employant les colonnes à distance entière.

On a souvent répété que les manoeuvres de Vaussieux n'avaient pas eu de résultat positif ; que l'ordre profond et l'ordre mince étaient demeurés en présence, sans que l'un ou l'autre fût convaincu d'erreur.

Cette allégation ne paraît pas exacte.

A coup sûr, Mesnil-Durand et ses partisans les plus décidés n'ont dû céder sur aucun point ; les partisans exclusifs et irréductibles de l'ordre mince, pas davantage. Mais ce n'était là qu'une minorité. Ce qu'il faut considérer, c'est l'opinion de la majorité, de ce tiers parti qui comprenait le plus grand nombre des officiers de troupes, depuis Guibert jusqu'au marquis de Castries. Pour ceux-là, les manoeuvres de Vaussieux ont donné des résultats certains : elles ont précisé bien des points de doctrine. Après cette expérience, il s'en faut de peu que notre armée ne possède des principes de tactique absolument complets et déterminés.

Le seul point qui reste indécis, c'est de savoir si, oui ou non, les colonnes pourront mener la charge jusqu'au bout, atteindre et enfoncer l'ennemi sans avoir répondu à son feu. Mais la guerre seule peut convaincre les plus obstinés, et nul n'a jamais eu la prétention d'y suppléer par des expériences du temps de paix. Les chiffres fournis par les officiers d'artillerie sont loin d'y suffire.

Ce que les manoeuvres de Vaussieux ont mis en lumière, et assez nettement, croyons-nous, pour créer une opinion presque unanime, ce sont les qualités et défauts de l'ordre prétendu français au point de vue des évolutions. Il est avéré, d'une part, que la colonne proposée par Mesnil-Durand est presque impropre à toute manoeuvre ; d'autre part, que les mouvements d'armée, les déploiements, s'exécutent et se règlent mieux, quand les troupes forment une colonne serrée par chaque division d'armée ou chaque brigade, que si elles continuent l'usage des colonnes ouvertes et des défilés processionnels.

C'est cette opinion que nous trouvons exprimée dans la plupart des mémoires rédigés alors, mémoires dont les auteurs sont aussi bien partisans déclarés de l'ordre profond, comme le marquis de Castries et Puységur, que de l'ordre mince, comme Guibert.

 

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

VI - Opinion des contemporains sur l'ordre profond

Nous avons déjà rencontré, dans les Observations sur l'ordonnance de 1776, un plaidoyer en faveur des colonnes serrées à la Guibert.

" Elles doivent servir, disait l'auteur, à terminer les disputes de l'ordre mince et de l'ordre profond, puisqu'elles rendront les généraux absolument maîtres de manoeuvrer et de combattre en bataille ou en colonne. "

Le marquis de Castries, qui a dirigé au camp de Paramé des manoeuvres analogues à celles de Vaussieux, mais avec moins de troupes, écrit le 30 septembre 1778 :

" ... Une tactique qui ne serait pas simple, qui ne se prêterait pas à toutes les circonstances, à tous les terrains, et dont les moyens d'exécution seraient composés, n'aurait point les conditions essentielles que l'on doit exiger...

" On ne pourrait admettre un ordre exclusif ; chaque terrain exige un ordre qui lui est propre, et il y a infiniment de circonstances à la guerre où l'ordre profond est nécessaire à employer...

" En examinant la formation centrale du bataillon, j'ai trouvé qu'elle exigeait un arrangement alternatif dans les compagnies, une disposition différente dans l'ordre des bataillons, des régiments et des brigades, selon que le nombre en ligne était pair ou impair et plus ou moins grand, qui produisait un déplacement. général et fréquent de toutes les parties de cette ligne...

" Je crois que le fond du système de M. Mesnil-Durand ne souffrirait aucune altération en conservant la formation intérieure du bataillon de l'ordonnance, ainsi que l'ordre dans lequel les bataillons sont rangés dans la ligne. Je pense aussi qu'il acquerrait, par les moyens qui sont établis dans cette ordonnance, des facilités dans l'exécution de ses mouvements, qui seraient préférables à ceux indiqués par son instruction.

" J'ai examiné ensuite les avantages du développement des lignes par le centre ; j'ai reconnu dans plusieurs manoeuvres et dans le mouvement carré qui forme la base de tous ces développements, une perte de temps considérable, une profondeur de terrain aussi nécessaire que difficile à trouver pour se mouvoir, de manière qu'au lieu de maîtriser le terrain par sa formation et les avantages de sa tactique, on y est au contraire subordonné dans beaucoup de circonstances.

" ... J'ai considéré les effets de ce qui est appelé ordre de bataille. J'ai trouvé que cet ordre, qui ne différait de celui en colonne de l'ordonnance que parce qu'il était formé par le centre et que les grenadiers et chasseurs sont sur les ailes des bataillons, était très inférieur à l'ordre simple des colonnes de l'ordonnance, et n'avait point les conditions nécessaires pour être adopté comme ordre exclusif, car on ne peut le considérer autrement, puisque c'est dans cette disposition que la ligne doit constamment se former, et évoluer, à moins qu'un obstacle invincible n'empêche de joindre l'ennemi ; or, cet ordre de bataille, considéré avec attention dans le court espace d'un mois que le camp de Paramé a duré, m'a paru gênant dans tous les détails, et me ferait désirer, pour camper et marcher en bataille, un ordre qui, sans être aussi étendu que l'ordre déployé, n'eût pas l'embarras de celui de l'instruction.

" ... En comparant ensuite les avantages de cet ordre de bataille avec ceux d'une ligne formée en simple colonne, et telle que l'ordonnance de l'infanterie en donne le moyen, j'ai trouvé que celle-ci avait une grande supériorité sur la première :

" 1° Parce qu'elle peut, en conservant la distance convenable entre les pelotons, se former également, sur les flancs, comme en avant et en arrière ;

" 2° Parce qu'elle peut, en serrant sur sa tête, former une colonne de retraite ou d'attaque (la colonne de marche, qu'elle soit formée par sections, pelotons ou divisions, a toutes les conditions que l'on peut désirer à un ordre profond, en y faisant de très léger changements) ;

" 3° Enfin parce qu'elle devient colonne de marche en n'employant jamais que les mêmes moyens dans tous les cas, au lieu que la colonne indiquée dans l'instruction ne présente à la place de tous ces avantages que la faculté d'être développée sur son front ; car, si l'ennemi paraît sur le flanc, il n'y a d'autres moyens pour y faire face que de commencer par faire un changement de front, puis se développer et enfin se déployer; ces trois mouvements préalables sont nécessaires pour tirer du feu de cette colonne ; or, en comparant les avantages de ces deux formations, il ne parait pas qu'on puisse hésiter entre l'ancienne et la nouvelle.

" ... L'ordre profond formant la base de l'ordre français, et sa formation ajoutant des inconvénients de détail à l'utilité de ses principes dans quelques circonstances, il serait à désirer que M. de Mesnil-Durand les sacrifiât et voulût bien adopter les moyens que lui donnerait l'ordonnance de l'infanterie pour donner à l'ordre profond qu'il propose tous les avantages dont il peut être susceptible.

On ne peut se dissimuler en même temps que l'ordonnance de l'infanterie, en donnant par la colonne de marche une bonne formation de colonne de guerre pour tous les cas, ne fasse connaître aussi que l'intention de ceux qui l'ont libellée ne soit de n'en faire jamais d'emploi, car on ne trouve dans aucune des manoeuvres qui sont indiquées dans cette ordonnance l'emploi d'utilité qu'on en peut faire à la guerre, d'où il résulte que l'infanterie, à l'exception des cas de marche, ne la considère que comme une disposition inutile dans toutes les autres circonstances ; or il est constant qu'on ne peut mouvoir un corps de troupes un peu considérable, et opérer en grand dans la tactique, que par la voie des masses ou des colonnes.

" Si dans la formation des bataillons, des régiments et des brigades, ainsi que dans presque tous ses mouvements, on est obligé de penser que les nouvelles vues sur l'infanterie ne sont pas préférables aux moyens de l'ordonnance, on doit accorder en général de grands avantages à l'ordre en colonne dans la marche en bataille.

" Je n'ai pas encore vu de ligne étendue marcher dans l'ordre déployé quelque temps sans éprouver une fluctuation continuelle, qui obligeait à ralentir et à accélérer le pas alternativement, et même à faire des haltes fréquentes pour s'aligner. Si l'exactitude allemande peut permettre aux armées prussiennes de pouvoir parcourir des espaces considérables en conservant leur alignement dans l'ordre déployé, je crains que, d'ici à bien du temps, la nation n'arrive pas au degré de régularité nécessaire pour pouvoir marcher longtemps en bataille avec la même rectitude. Quoi qu'il en soit, il est constant qu'elle ne le pourrait aujourd'hui avec une ligne un peu étendue, sans risquer de tomber dans le plus grand désordre.

" Je pense même, malgré l'opinion de beaucoup d'officiers de mérite, que quand les terrains par lesquels une ligne aurait à passer seraient embarrassés par différents obstacles, l'ordre en colonne aurait encore de grands avantages sur l'ordre déployé pour se mouvoir avec liberté, agilité et avec une grande indépendance des autres colonnes; car si l'ordre profond, en rencontrant ces obstacles, ne les traverse pas aussi facilement que l'ordre déployé, du moins a-t-il plus de moyens de les éviter et si, au lieu de faire serrer les rangs des sections, on voulait admettre des distances de trois rangs en trois rangs, cet ordre n'aurait alors ni les dangers du canon à redouter, ni les obstacles qui, sans cette précaution, rendraient sa marche difficile et destructive, et il réunirait alors tous les avantages que l'on doit attendre de cette disposition.

" Pour résumer, il paraît résulter :

" 1° Que les conditions nécessaires à une bonne tactique étant d'être simple et de nature à pouvoir s'adapter facilement à tous les terrains, ce qui est contraire à ces deux conditions doit être rejeté ;

" 2° Que, partant de ces principes, la formation centrale des bataillons, des régiments et des brigades dans la ligne aurait les plus grands inconvénients par le changement perpétuel que cette formation occasionne, en ce que les bataillons, régiments et Brigades passent et deviennent alternativement manche droite et manche gauche ;

" 3° Que la formation naturelle de droite à gauche ou de gauche à droite, que l'ordonnance de l'infanterie prescrit, est de la plus grande simplicité, et fait contracter par sa permanence des habitudes qui seules peuvent assurer l'exécution des choses aux coule de fusil ;

" 4°, Que les mouvements exclusifs du centre dans tout ce qui est marche ou manoeuvre sont un moyen gênant qui retarde souvent le but auquel on veut atteindre, et que le propre d'une bonne tactique étant de pouvoir se plier à tous les pays et à toutes les circonstances, celle-ci doit être réprouvée en partie parce qu'elle y est contraire ;

" 5° Que la profondeur de cet ordre de bataille, ajoutée à l'obligation de faire toujours ses mouvements carrément, allonge les mouvements, demande un terrain difficile à rencontrer pour ne pas s'écarter du principe établi et de la faculté de surmonter les obstacles, en subordonnant les évolutions au terrain au lieu de le maîtriser ;

" 6° Que la composition de l'ordre de bataille de l'instruction oblige à beaucoup plus de mouvements qu'un ordre moins profond n'est obligé d'en faire pour arriver au même but, et que, si le système de colonnes prévaut, il est préférable d'adopter la colonne de marche de l'ordonnance, qui donne toutes les conditions qu'on peut désirer pour un ordre profond ;

" 7° Que, dans la marche en bataille, l'ordre en colonne aura toujours de l'avantage sur l'ordre déployé, si toutefois on veut établir des distances entre les sections ;

" 8° Qu'il serait à désirer de trouver un terme moyen entre les deux extrêmes, la colonne et l'ordre déployé, pour camper, marcher en ligne et pour former l'ordre de bataille ordinaire ;

" 9° Qu'en général, tous les moyens de l'ordonnance de l'infanterie, si on adoptait les principes de tactique de M. de Mesnil-Durand, paraîtraient préférables à ceux qu'il propose pour parvenir aux mêmes fins ;

" 10° Que le projet de tactique soit admis ou rejeté, il doit résulter des discussions qui se sont élevées, la conviction de la nécessité d'ordonner que, dans les différents exercices, l'ordre en colonne soit habituellement employé ;

" 11° Enfin qu'il est indispensable de généraliser les commandements, de ne pas assujettir les officiers à autant de changement dans leurs emplacements, et de fixer les grenadiers et chasseurs de manière à ne plus être soumis à tous les mouvements préparatoires...

" Quant à la disposition particulière des grenadiers et chasseurs, elle n'a pour objet unique, ce me semble, que de faire feu pour protéger les évolutions du bataillon ; or, si c'est contre l'ordre déployé que les grenadiers et chasseurs font feu, il sera bientôt éteint par la supériorité de celui du bataillon ennemi, qui sera développé, ou si c'est contre de la cavalerie, il ne sera pas assez vif pour arrêter la charge, et ce sera contre ces deux parties faibles qu'elle sera dirigée. Alors, n'étant pas constitués de manière à pouvoir soutenir de grands efforts, ils seront rejetés sur leur colonne, où ils porteront la crainte et le désordre. "

L'opinion du comte de Puységur est à peu près identique, et le rejet du système proposé est d'autant plus significatif que Puységur est partisan déclaré de l'ordre profond.

Avis demandé à M. le comte de Puységur sur le projet d'instruction pour l'exercice de l'infanterie

" Je ne discuterai point si, pour attaquer une ligne d'infanterie ou bien un poste, l'ordre profond est préférable à l'ordre mince. La disposition la meilleure me paraît être celle qui fait agir un plus grand nombre d'hommes contre un moindre. Je pense donc que, pour former une attaque, il vaut mieux disposer un bataillon en colonne que de le laisser dans l'ordre déployé.

" Je pense encore, en mettant à l'écart la grande objection de l'artillerie, qu'une ligne ayant un grand espace à parcourir en bataille se portera en avant avec plus de célérité lorsque les bataillons seront disposés en colonne, que quand ils demeureront déployés, pourvu, toutefois, que le terrain que la ligne aura à parcourir ne soit traversé par aucun fossé ou chemin creux, ces obstacles ne pouvant se passer que rang à rang, et le bataillon en colonne n'ayant que trois pas de distance entre ses tiroirs, il éprouverait en les passant plus de retardement et plus de désordre que le bataillon déployé.

" Mais de ce que l'ordre en colonne est préférable pour l'attaque, et de ce qu'il peut présenter plus de facilité pour marcher en ligne dans un terrain uni, s'ensuit-il que l'ordre habituel et exclusif doive être : les bataillons formés en colonne par le centre, les divisions d'une armée arrangées du centre aux ailes, et toujours mises en ordre de marche par le centre ? C'est une conséquence contre laquelle il s'élève de grandes objections.

" La meilleure tactique est celle dont les manoeuvres se ploient avec promptitude et facilité à toutes les circonstances et à tous les pays. Celles dont on vient de faire l'essai ne me paraissent pas avoir cette propriété.

" Il arrivera souvent que le terrain sur lequel se portera une division présentera des obstacles qui ne permettront pas que les troupes se développent dans une nouvelle position ou sur le front d'un nouveau camp par les mouvements ordonnés. Si la double colonne arrive par la droite ou par la gauche du terrain, il faudra pour son développement de très larges communications ; aura-t-on toujours eu le temps de les ouvrir, et la nature du pays l'aura-t-elle toujours permis ?

" Je suppose une division marchant en double colonne, arrivant à un village, obligée par l'approche inattendue de l'ennemi d'en gagner promptement la tête, d'en occuper les débouchés, border les haies, etc. Je suppose en même temps, ce qui arrivera souvent, que cette division est privée de ses grenadiers et chasseurs, cette colonne ne sera-t-elle pas embarrassée de sa formation par le centre ? Comment manceuvrera-t-elle pour entrer avec célérité dans les communications étroites de ce village et en aller occuper les points de défense ? Sa disposition centrale et la formation presque carrée de ses pelotons ne lui présente pour cela aucune facilité, et le même embarras se retrouvera toutes les fois que les troupes auront à manoeuvrer dans un pays coupé.

" Je pense donc que cette disposition par le centre a quelques avantages dans un pays ouvert, qu'elle a de grands inconvénients dans les pays difficiles, et je ne crois pas possible de l'employer dans la guerre de montagnes.

" Je passe aux objets de détails, sur lesquels j'oserai dire mon sentiment avec plus de confiance. Le bataillon étant en simple colonne, on le divise par manches et par tranches pour le faire combattre par son flanc ; dans cette manoeuvre, tous les officiers sont déplacés, et les files sont devenues rangs. Cette division de la tête à la queue de la colonne me parait devenir très difficile après les premiers coups de canon : la perte de quelques homme me semble suffire pour déranger l'organisation de la colonne et la rendre une masse sans ordre.

" Je trouve, en général, que dans les manoeuvres qui viennent d'être éprouvées, les mouvements du peloton ne sont pas assez dirigés par l'officier qui le commande. Il me paraît être de la plus grande importance pour la guerre que le soldat soit accoutumé à ne faire aucun mouvement qu'au commandement de son chef, et dans plusieurs manoeuvres de l'instruction, les soldats agissent sans être commandés.

" ... Dans toutes les manoeuvres de cette instruction, on n'exige pas assez d'attention de la part de l'officier, et on en exige trop de celle du soldat. Il lui est prescrit de compter tantôt les pas qu'il fait, tantôt ceux que fait le rang qui le précède ; cela me paraît être impraticable.

" Je n'ai pas trouvé dans ce projet d'instruction l'unité de principes qui est à désirer ; les mêmes manoeuvres s'exécutent par des moyens différents ; quelques-unes sont mal indiquées par les commandements ; presque toutes sont comptées, et on ne compte pas à la guerre ; beaucoup ne sont d'aucune utilité, et enfin, si le Roi adopte cette nouvelle tactique, il me paraîtra indispensable de changer presque tous les moyens d'exécution.

" Je me permettrai d'ajouter qu'en adoptant, soit pour l'attaque, soit pour la marche en ligne, l'usage plus fréquent des colonnes, on trouverait dans l'ordonnance actuelle les moyens de les former de toutes les manières possible, même celle par le centre des bataillons, et en ne changeant pas les principes de cette ordonnance, on conserverait infiniment plus de simplicité et de sûreté dans les moyens, plus de précision dans les manoeuvres, plus de commodité pour les marches dans les pays difficiles, plus de facilité pour se développer sur quelque terrain que ce soit, et on éviterait le grand inconvénient d'un changement total dans l'instruction de troupes. "

Un autre critique, peut-être Guibert ou M. de Vault, s'exprimait encore plus sévèrement sur Mesnil-Durand, dès 1776 ; il ne trouvait rien de nouveau dans l'emploi des colonnes de division :

" C'est ce que nous avons pratiqué dans tous les temps, ce que nous pratiquerons encore avec plus d'ordre, plus de célérité, et plus de sûreté que par le passé au moyen des principes qu'établit l'excellente instruction qu'on nous a donnée cette année-ci, car enfin, quelle est la manière de mettre une armée en mouvement pour la mener au combat ? Ne la forme-t-on pas en un certain nombre de colonnes plus ou moins considérables, suivant la nature du terrain, les vues, les intentions, et les projets du général, qui ordonne ensuite l'attaque dans la forme qui lui paraît la plus propre à assurer le succès en faisant combattre en colonnes dans les points où l'ordre de profondeur lui paraît le plus avantageux, et en ne déployant que ce qu'il juge également convenable ? Je n'ai pas été à une action de guerre considérable où je n'aie vu cette disposition observée et où il n'y ait eu des troupes qui restaient en colonnes, tandis que d'autres se déployaient en ligne. C'était toujours la nature du terrain, les circonstances et l'espèce d'ennemi qu'on avait à combattre qui déterminaient la disposition du général. Pourquoi se dispute-t-on aujourd'hui ? Et quelle est cette nouvelle tactique qu'on nous annonce ? Veut-on sur ce point établir une règle exclusive et invariable ? Je le pense d'autant moins que ce serait diminuer nos ressources et nos moyens de moitié. Qu'on s'attache à bien instruire les officiers et les troupes ; elles prendront toujours la forme que le général voudra leur donner, et qu'il jugera la plus avantageuse, pourvu qu'elles sachent marcher, se rompre et se reformer, qu'elles soient bien habiles à manier leurs armes, et surtout qu'elles soient bien disciplinées et bien obéissantes.

" Quant au langage ridicule que M. Dumesnil-Durand veut substituer au nôtre, il faudrait nous mettre aux Petites-Maisons avec lui, si nous étions assez fous pour l'adopter. Ce serait d'ailleurs un long travail pour nous y habituer, et je n'y vois aucun objet d'utilité. Nos grenadiers et chasseurs ne se battront pas mieux sous la dénomination de rideau que sous celle de leur nom.

" Les moyens que ce tacticien prescrit dans l'exécution de ses manoeuvres me prouvent qu'il n'a jamais manié des troupes à la guerre ; qu'il ne sait que calculer par la géométrie, sans réfléchir que tous les hommes ne sont pas construits géométriquement égaux en étendue, en agilité, en intelligence, et que son calcul tombe à faux quand il s'agit d'exécuter. Et quand tout cela est dit, on est forcé de convenir que le Roi n'aura point d'armée, quelque bien dressées et quelque bien disciplinées que soient les troupes, s'il n'a pas des officiers généraux, et il n'en aura certainement pas tant qu'on les laissera dans l'avilissement et dans l'inaction.

" C'est à M. le maréchal de Broglie, qui a commandé les armées, qui est destiné à les commander encore par le voeu public, qui a eu des succès et des revers, à fixer l'opinion du Roi et de son ministre ; mais il est instant de prendre une détermination quelconque. Les troupes sont bien rebutées, bien lassées et bien fatiguées d'un ballottage qui dure depuis plus de treize ans. Je viens d'être témoin de leur désespoir et de leur inquiétude. Ce parti une fois pris, il faut donc écarter avec sévérité tous les faiseurs de systèmes et de projets, et exiger également de la part des chefs l'exécution la plus littérale de ce qui aura été prescrit. "

Guibert rejette formellement, dans sa Réfutation du système de M. de M.-D., plus connue sous le nom de Défense du système de guerre moderne, les colonnes de Mesnil-Durand :

" On les a vues au camp de Bayeux embarrassées seulement de rentrer dans le camp, c'est-à-dire du mouvement le plus simple et le plus facile, et obligées, pour cela, de manoeuver !

" A la guerre cela leur sera bien plus embarrassant encore, car à la guerre il est bien question de manoeuvrer en pareil cas ! Il s'agit d'entrer dans son camp par le plus court chemin ; or ce chemin ne se trouve pas toujours devant le front. Il faut quelquefois passer par les intervalles des bataillons, au milieu des embarras d'un camp qui se marque et qui s'établit... Qu'on se figure les jumelles de M. de M.-D., en pareille circonstance, le temps, l'espace et les combinaisons qu'il faut pour décomposer ces machines. Et si c'est un champ de bataille qu'il s'agisse de prendre, et dont il soit important d'occuper promptement les points des ailes, parce que l'ennemi tenterait d'y prévenir l'armée ! Autres embarras, autres lenteurs, autres contremarches, autres inversions. L'officier le plus rompu à remuer les troupes dans ce système s'y trouvera empêtré. Nous l'avons vu au camp de Bayeux ; c'était des officiers choisis, les adeptes du système, qui dirigeaient les manoeuvres de chaque colonne, et jamais on n'a vu tant de pesanteur, de confusion, et de faux mouvements (05). "

En face de cette lourdeur, Guibert représente la simplicité des formations et des manoeuvres de l'ordonnance :

" L'ordre déployé de nos bataillons est, dans la formation, tout ce qu'il est possible de plus simple et de plus composé. C'est une organisation facile, qui, de la droite à la gauche, divise le bataillon en deux demi-rangs, quatre divisions, huit pelotons, lesquels pelotons sont séparés en deux sections. Jamais cette formation ne varie ; elle s'adapte des bataillons au régiment, quel que soit le nombre de bataillons qui le compose ; des régiments à la brigade, quel que soit le nombre des régiments ; de la brigade à la division, quel que soit le nombre des brigades.

" De l'ordre déployé qui, dans le système moderne, est l'ordre primitif et habituel, veut-on passer à l'ordre en colonne, qui est notre ordre accidentel ? Les compagnies ou les fractions de la colonne, quelles qu'elles soient, ont toujours devant ou derrière elles les troupes qui étaient à leur droite ou à leur gauche dans l'ordre primitif. Ainsi, point de difficultés pour se rallier, si l'on est rompu ; point d'embarras pour se mettre à sa place ou à son rang, s'il faut prendre les armes à l'improviste soit de jour, soit. de nuit. Un soldat retrouve toujours promptement son rang et sa file quand on n'est formé que sur trois de hauteur ; il est bien mieux sous la main et sous l'oeil de ses officiers et bas-officiers ; il ne peut ni se négliger, ni parler, ni remuer sans être aperçu.

" M. de M.-D. prétendra-t-il que sa colonne, qui est l'ordre primitif et habituel de son système, soit d'une formation aussi simple et aussi facile que celle du bataillon déployé ?

" Prétendra-t-il que cette complication de divisions et de subdivisions, qu'il regarde cependant comme un chef-d'oeuvre d'organisation, ces sections parallèles et perpendiculaires, cette nomenclature qui ne finit plus, ces variétés de formation et de place qu'il faut observer, selon qu'on se trouve être ou grenadier, ou chasseur, ou fusilier de telle ou telle manche, de tel ou tel tranche, de tel ou tel tiroir, ces diverses distances toutes d'un nombre de pas comptés, toutes entraînant des définitions et des dénominations différentes, enfin tout cet amas de distinctions, de noms et de préceptes, soit comparable à la simplicité vraiment militaire de l'organisation du régiment ?

" Prétendra-t-il que ce ne soit pas un grand inconvénient que ce changement de formation et de place des bataillons dans les régiments, des régiments dans les brigades, des brigades dans les divisions, suivant leur nombre ; en sorte que, suivant les variations que ce nombre éprouvera, variations qui arrivent sans cesse à la guerre par les détachements qu'on est obligé de faire, il faut que les bataillons, les régiments, les brigades changent sans cesse de place et de formation ? Je n'ai besoin que de rappeler ici ces inconvénients ; je les ai détaillés en rendant compte du système de M. de M...-D.., tel qu'il a été exécuté au camp de Bayeux.

" Prétendra-t-il que ce ne soit pas un grand vice de sa formation de ne pouvoir passer de l'état de colonne à celui de bataillon déployé, c'est-à-dire de son ordre primitif et habituel à ce qu'il ne veut regarder que comme ordre accidentel, et qui sera cependant malgré lui celui dans lequel il combattra le plus fréquemment, sans bouleverser sa formation ; les compagnies qui, dans sa colonne, se trouvent l'une à côté de l'autre, se séparant par le déploiement pour ne plus se rejoindre que quand le bataillon se reformera en colonne ; ce qui est contraire à ce principe fondamental, si sagement observé dans le système actuel, que la formation ne varie jamais, soit que le bataillon se forme en ordre déployé ou en colonne, et qu'ainsi les compagnies, divisions, pelotons ou sections soient toujours, dans la colonne, précédés ou suivis dès mêmes troupes qui sont à leur droite ou à leur gauche dans l'ordre déployé (06) ? "

Guibert déclare d'ailleurs, comme Puységur et Castries, qu'il faut employer la colonne pour manoeuvrer et pour attaquer ; que Mesnil-Durand n'a pas inventé les colonnes en général, mais seulement un genre de colonnes inférieur aux autres :

" Considérée sous le rapport de moyen de marche ou de manoeuvre, il est bien prouvé, je crois, que la colonne n'appartient pas plus au système de M. de M...-D... qu'à la tactique moderne. De tout temps, les armées ont manoeuvré et marché en colonne...

" M. de M...-D... ne nous a donc rien appris assurément, en écrivant qu'il fallait marcher et manoeuvrer en colonne. Les gens de guerre jugeront d'ailleurs, en examinant l'analyse que j'ai faite dans la première partie de cet ouvrage, de sa colonne adaptée aux marches et aux mouvements d'armées, si la colonne de l'ordonnance, et toutes les manoeuvres qui en dérivent relativement à ces grands objets, ne sont pas infiniment supérieures...

" Nous ne dissimulerons pas (l'impartialité dont nous faisons profession nous en fait un devoir) que nos dernières ordonnances de manoeuvres, et surtout celle de 1776, n'aient un peu trop négligé de parler de la colonne sous le rapport d'ordre d'attaque. Il ne suffisait peut-être pas d'y perfectionner, comme on l'a fait, tous les mouvements de la colonne ; il ne suffisait pas d'y indiquer une colonne par bataillon formée par le centre, en l'appliquant seulement à la manoeuvre du passage des lignes. Il fallait articuler expressément qu'on pourrait se servir de la même colonne pour colonne d'attaque ; qu'on la préférerait même, dans ce cas seulement, toutes les fois qu'on verrait devant soi la certitude de pouvoir la déployer au besoin par le mouvement contraire, et sans être obligé de faire des mouvements de flanc pour gagner le centre de son terrain. Il fallait enfin consacrer un chapitre entier, et il eût été bien employé, à traiter de l'attaque en colonne. Il fallait consigner dans ce chapitre, comme un principe fondamental, qu'on marcherait à l'ennemi toutes les fois qu'on pourrait raisonnablement espérer de le joindre. Faute de cela, on a donné à penser qu'on excluait l'attaque en colonne, qu'on adoptait l'ordre déployé pour ordre unique ; et l'on a fourni des armes à M. de M...-D...

" Le principe ci-dessus aurait sans doute paru vague à M. de M...-D... ; mais il ne peut pas sans inconvénient être énoncé plus formellement et plus positivement. On doit sentir en effet que c'est aux circonstances à déterminer le moment où il faut marcher à l'ennemi. Établir en axiome, comme le fait M. de M...-D..., qu'on marchera à l'ennemi toutes les fois qu'on ne sera pas séparé de lui par un obstacle, c'est poser le précepte le plus faux e t le plus dangereux (07). "

Table des matières - Introduction - Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III
Les partisans de l'ordre profond : La Noue, Boussanelle, Silva, Maizeroy - Les fragments de tactique de Mesnil-Durand - Critique de l'ordre mince par Mesnil-Durand - Le camp de Vaussieux - L'ordre profond d'après l'expérience de 1778 - Opinion des contemporains sur l'ordre profond
Chapitre V
Planche 1 - Planche 2 - Planche 3 - Planche 4 - Planche 5

 

Note 01 : MICHAUD D'ARÇON, officier du génie publie de son côté, en 1779, une Défense d'un système de guerre national ou Analyse raisonnée d'un ouvrage intitulé : " Réfutation complète du système de M. de M.-D. " C'est une oeuvre très remarquable par l'esprit et la vivacité, et qui dut faire à Guibert plus d'une blessure sensible ; mais l'auteur ne touche guère au fond même de la question, et nous ne pouvons que le mentionner ici.

Note 02 : Rochambeau était le beau-frère du maréchal de Broglie.

Note 03 : Il ne faut pas oublier que Wimpfen est extrêmement partial ; mais nous lui devons le seul compte rendu détaillé que nous ayons de ces manoeuvres.

Note 04 : Page 208 de la Collection, etc.

Note 05 : T. II, ch. 5.

Note 06 : T. I, ch. II, troisième démonstration.

Note 07 : T. II, ch. III.