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CAMPAGNE DE 1748

 

 

M. le maréchal de Saxe avoit établi son quartier dans la superbe ville de Bruxelles, où son esprit, toujours occupé des opérations militaires brillantes, éclatantes et étonnantes, formoit toutes les combinaisons pour celle qu’il méditoit, qui devoit étonner tous les guerriers de l'Europe et confirmer à la postérité les talents dont abondoit ce grand capitaine. Il avoit tout calculé et tout prévu dans le silence, et donné ses ordres préparatoires pour le grand dessein qui l’agitoit. Les troupes qui devoient y coopérer occupoient des quartiers embrassant un espace immense et éloigné, savoir : le pays messin, la Lorraine, la Champagne, le Calaisis, le Hainaut, la Picardie, l’Artois, la Flandre françoise et l’autrichienne conquise.

Dès les premiers jours du mois de mars, et cela successivement suivant les distances des différents régiments, chaque garnison recevoit des ordres pour se mettre en marche et arriver à tel ou tel endroit, où les officiers généraux les joignoient et continuoient leur route. Les vivres étoient ordonnés partout et l’abondance s’y trouvoit.

Les amis comme les ennemis furent étonnés de voir l’armée françoise, dès les premiers jours d’avril, bloquer et envelopper la forte ville de Maëstricht, qui ne pouvoit manquer de succomber, quels que fussent la force de ses boulevards et le courage d’une garnison de 12.000 hommes, et quelque espoir qu’elle eût d’être secourue de leur armée, dont la force étoit de 80.000 hommes, mais espacés encore et tranquilles dans leurs quartiers, tandis que 100.000 François étoient à ses portes, regardant sa prise comme assurée. Les généraux ennemis furent ébahis et cherchèrent à rassembler leur armée. Tout étoit dans l’inquiétude en Hollande : Maëstricht pris, les François pénétreroient en Hollande .

Le maréchal de Saxe fait ouvrir la tranchée [13 avril], les travaux se poussent avec une rapidité étonnante et en même temps il choisit un champ de bataille, unique endroit par où les ennemis peuvent venir à lui s’ils veulent hasarder une action pour sauver la ville. Il fait construire douze redoutes sur son front. Ces redoutes peuvent contenir chacune deux bataillons ; elles sont couvertes par un chemin couvert bien palissadé ; en avant d’elles, des puits qui en rendent l’approche difficile. Chacune d’elles semble pouvoir soutenir un siège. Les ennemis seroient le double de leur puissance qu’à les attaquer ils seroient battus.

Par ces précautions le siège se pousse sans la moindre inquiétude du dehors ; la garnison fait quelques petites sorties, mais est rejetée dans le chemin couvert et toujours avec perte. Les travaux s’avancent rapidement ; la seconde parallèle est faite, les boyaux se poussent en avant d’elle ; deux ouvrages avancés, qu’on nomme langues de serpent, sont établis sur le chemin couvert de l’attaque faite sur la rive gauche de la Meuse : principale et véritable attaque, car celle établie de l’autre côté de la rivière n’étoit que pour occuper les ennemis et diviser leurs forces et battre de revers tous les ouvrages et différents chemins couverts du véritable point de l’attaque, ce qu’ils ressentoient parfaitement.

Un grand nombre de travailleurs de nuit sont commandés et j’en eus cent à mes ordres de la brigade de Picardie. M. Doré (1), autre capitaine du régiment de Picardie, en conduisoit également cent pour cette nuit. Au départ, nous nous trouvâmes 1.500. La nuit étoit claire. Chacun se chargea de deux fascines et de deux piquets et, comme la tête des travailleurs que nous menions arrivoit au débouché des boyaux, trois bombes éclatent, servant de signal. Les compagnies de grenadiers qui étoient postés et ventre à terre se lèvent alors, avec des cris de : " Tuez, tuez ! ", et chassent les ennemis des deux langues de serpent, autrement dites flèches. Les travailleurs débouchent, les ingénieurs les guident et les établissent ; chacun d’eux place les fascines et chacun commence à travailler ; les officiers les y invitent pour qu’ils soient plus tôt à l’abri des coups de feu qui viennent du chemin couvert et de tous les ouvrages avancés ; chacun s’en occupe et la mort qui frappe à côté d’eux leurs camarades ne peut les intimider, mais les presse au travail. On ne s’aperçoit qu’à la clarté des bombes ; c'est une continuité de mille éclairs à la fois ; mais pour nouvelle décoration et espoir aux assiégés de rendre la scène plus sanglante, vingt petits mortiers lancent sur le chemin couvert vingt pots à feu et leurs décharges répétées, en doublant à chaque instant la clarté, donnent la facilité de diriger de l’artillerie sur les ouvrages commencés et de faire usage avec succès du fusil de rempart. Ils y joignent d’autres mortiers chargés de pierres dont ils nous régalent. De temps en temps un cri lugubre : " Un brancard ! " ; c’est pour emporter un pauvre blessé, car ceux qui ne sont plus, on se contente de les jeter en arrière de l’ouvrage. Malgré cette grêle de morts, les officiers parcouroient de la droite à la gauche, disant à leurs soldats : " Redoublez de travail pour vous mettre à l'abri du danger ", ce qu’ils exécutoient à qui mieux mieux.

Je veux dire ici la manière dont usent ceux qui ont fait plus d’un siège, théorie que l’on feroit bien d’apprendre à tous les jeunes soldats en la leur faisant exécuter en temps de paix. Le vieux soldat prend sa pioche, fait un trou de trois pieds de circonférence, et son compagnon, qui a pour outil une pelle, jette les terres de l’autre côté de la ligne des fascines ; celui qui a la pioche fait un trou pareil à ce premier à quatre pieds de distance, sur le même alignement ; la terre assez remuée, il change de place avec son camarade, qui déblaie les terres ainsi successivement. Lorsque les trous sont de deux pieds de profondeur, le soldat qui a la pioche cherche par une ligne parallèle à joindre les deux trous ; celui armé de la pelle déblaie toujours les terres sur les fascines avant de lui. Par ce moyen, dans les pays où les terres sont aisées, en demi-heure de temps ils sont couverts de trois pieds et, continuant à travailler, ils s’enterrent de plus en plus, fortifiant d’autant le revers de la tranchée, que les travailleurs de jour perfectionnent.

Cette nuit fut meurtrière pour les travailleurs. J’en commandois cent, j’en perdis douze de tués et dix-huit de blessés, dont plusieurs très grièvement ; mon compagnon, M. Doré, en perdit trois de plus ; ceux des autres régiments furent traités à peu près de même. Il y avoit dans cette partie 500 travailleurs d’employés. Il y eut deux lieutenants de blessés, dont M. Saint-Fort, qui mourut trois jours après, [et un autre] nommé Chauminy, du régiment de Picardie.

Il est d’usage, et le général donne cet ordre dès le premier jour du siège, que tous les officiers qui sont de nuit aient à prendre, en arrivant au dépôt placé à l’entrée de la tranchée, une cuirasse et un pot en tête. Cet ordre est très mal suivi ; en voici la raison : lorsqu’on commence un siège, les premiers qui sont commandés ont à faire travailler leurs troupes à une grande distance des premiers ouvrages de l’ennemi et le feu en est peu dangereux ; ils négligent donc de prendre cette arme défensive et l’officier proposé par le général, qui devroit être aide-major de tranchée ou tout autre, néglige de faire armer de ce costume tous les officiers de ce service. Ces premiers, de retour à leur camp, disent, surtout les jeunes gens, qu’ils n’ont pas voulu de ces cuirasses. Rentrés à leur régiment, ils répètent même propos et chacun de ceux qui doivent être commandés à leur tour de ce service se disent : " Lorsque j’en serai, je n’en mettrai pas non plus ", ce qu’il exécute. Cependant, plus les approches de la place se font et plus le danger devient visible. L’instant des attaques du chemin couvert arrivé, pour peu que les officiers aient de l’expérience, ils sentent la nécessité de cette armure, mais pas un n’en veut faire usage. Il arrivoit pourtant qu’à un siège de quarante jours de tranchée ouverte, dans la composition des troupes à cette époque, les capitaines faisoient six fois ce service et les lieutenants douze fois, parce qu’il y en avoit deux pour un capitaine, sans compter que quelquefois il y avoit des détachements de quarante ou cinquante hommes, où l’on ne faisoit marcher qu’un lieutenant, ce qui m’étoit arrivé aux sièges de Fribourg et de Namur. Il résulte de ce manque d’attention que les officiers sont estropiés ou tués on ne peut plus mal à propos. Le général doit y remédier en infligeant une peine forte (comme celle de priver de faire le siège qui commence, en renvoyant sur les derrières de l’armée le premier officier qui contreviendroit à l’ordre donné) ; on conserveroit ainsi plusieurs citoyens qui peut-être un jour pourroient coopérer au gain d’une bataille et qui épargneroient des larmes à leurs parents. Le général seroit bien payé par la conservation d’un seul, grâce à l'observation de son ordre. J’ai vu au seul régiment quatre de ces exemples dans les huit sièges que j’ai faits avec lui.

Je dois parler ici d’un office de bravoure dont deux grenadiers s’occupèrent pendant toute la nuit et j’observois que ce furent toujours les deux mêmes ; ils étoient du régiment de la Tour du Pin et d’une des compagnies qui, l’instant auparavant, avoient attaqué avec tant de courage et de succès les deux flèches en avant du premier chemin couvert.

Comme sur le glacis on voyoit comme en plein midi par la quantité de pots à feu que les ennemis y jetoient et y entretenoient pendant toute la nuit, les deux grenadiers se pourvurent de paniers que leurs camarades remplissoient de terre ; ils les portoient sur l’épaule, s’en alloient à ces pots à feu et les coiffoient dudit panier qui, plein de terre, en absorboit totalement la clarté. Les ennemis, témoins de cette hardie démarche, dirigeoient leur feu sur ces deux hommes, qui, dans l’espace de cette nuit, firent cent courses, chacune pour le même objet, et ce qui est comme miraculeux, c’est que ni l’un ni l’autre ne furent nullement touchés, pas même dans leurs habits, quoique par [chacune des] courses qu’ils firent il y avoit cent coups de fusil au moins pour l’un ou l’autre de ces deux braves, et j’eus le plaisir de les voir, le lendemain matin, tous les deux bien portants, après avoir aidé, ainsi que leur troupe, à repousser et chasser avec perte une sortie de 800 hommes que firent les ennemis à la pointe du jour.

Au moment de cette sortie, les ennemis, venant par les barrières des places d’armes, se présentèrent pour déboucher ; ils furent tués par les travailleurs et par un feu vif de six compagnies de grenadiers, dont quelques pelotons débouchèrent par-dessus le revers de la tranchée pour les joindre à la baïonnette. Cette nuit fut coûteuse pour les six compagnies qui avoient été chargées de l’attaque des deux flèches : chacune d’elles perdit environ dix grenadiers tués ou blessés, un capitaine tué, un blessé et deux lieutenants blessés ; il y eut deux ingénieurs blessés.

La nuit d’après, on s’établit par sape jusque sur la palissade du chemin couvert des ouvrages extérieurs ; l’on contrefit des batteries (2) qui firent brèche à deux de ces ouvrages. M. le Maréchal disposa tout pour leur attaque ; quarante compagnies de grenadiers et quarante piquets auxiliaires étoient commandés pour cette attaque. Mais, comme depuis plusieurs jours la cour de Versailles et celles des puissances alliées étoient en pourparlers de paix et d’un congrès, qui peu de temps après s’assembla à Aix-la-Chapelle, la garnison reçut l’ordre de remettre la place à l’armée françoise, d’en sortir et aller joindre leurs armées, ce qui s’exécuta [30 avril], à la satisfaction de tous les guerriers. Une guerre de huit campagnes méritoit bien aux troupes un peu de repos et chacun fut bien aise que la nouvelle du jour eût épargné tout le sang qui n’eût pas manquer de couler pendant la nuit aux attaques que l’on se proposoit d’exécuter.

Peu de jours après, toute l’armée fut mise en cantonnement, où elle resta jusqu'au mois de novembre. A cette époque, tous les articles de la paix réglés et signés, les troupes, par division et successivement, se mirent en marche pour rentrer en France et la brigade de Picardie, qui fut une des divisions des dernières qui retournèrent en France, arriva à Lille où elle fut établie en garnison dans les premiers jours du mois de janvier 1749.

 

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Note 01 : Charles-Joseph Doré, né à Crépy dans les Trois-Évêchés en 1723, cadet en 1742, lieutenant en 1743.

Note 02 : Le texte porte barrières, par une erreur évidente.

 

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