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CAMPAGNE DE 1758

 

 

L’armée, depuis la fin de mars jusqu’à la fin de mai, s’occupa avec toute activité à réparer tous les habits et les armes, à instruire et à former les recrues qu’elle avoit reçues pour se compléter, qui, dans le plus grand nombre des régiment d’infanterie étoient moitié des compagnies.

A la fin de mai, M. le comte de Clermont est instruit que les ennemis sont en marche et qu’ils se disposent à passer le Rhin, au-dessus de Clève ; il donne des ordres pour le rassemblement de son armée.

La Cour lui a donné M. de Mortagne (1), lieutenant-général ; cet officier avoit acquis ses grades au service de l’empereur Charles, électeur de Bavière ; on comptoit sur ses talents pour aider le prince de ses lumières.

Le rendez-vous pour assembler l’armée est désigné à Rheinberg ; toutes les troupes sont en marche et s’y rendent. Pendant ce temps, les ennemis passent le Rhin, établissent un pont qu’ils ont à leur suite à Rees, où toute leur armée achève de le passer, et, continuant toujours leur manœuvre de nous menacer par la gauche, semblent vouloir se diriger vers la Meuse et se portent en force à Goch, qui termine leur gauche. Le comte de Clermont envoie M. le comte d’Armentières (2), lieutenant- général, avec la brigade de Picardie et une autre, et deux brigades de cavalerie, qui se portent vers Auten, pour être instruit de leurs mouvements. Un autre corps, à peu près de même force, est envoyé sur leur droite pour le même objet.

Les ennemis dépassent Gueldre et viennent s’emparer des hauteurs d’Alpen [9 juin, au matin]. Ce mouvement fait rentrer au camp de Rheinberg le détachement de M. d’Armentières et celui qui avoit marché pour observer leur droite. On place à l’abord du camp, en avant de la gauche de notre camp, M. de Vogüé (3), lieutenant-général, avec 1.000 hommes d’infanterie et une brigade d’infanterie intermédiaire pour le soutenir. Vers la droite M. de Blot (4), colonel d’Orléans, est jeté en avant dans les haies sur le penchant des hauteurs d’Alpen, avec 400 hommes.

A la pointe du jour, une colonne paroît sur les hauteurs et s’y met en bataille. Une demi-heure après, on y voit arriver nombre d’artillerie. Vite et tôt les deux brigades de la droite forment un détachement de 400 hommes que l’on fait marcher en avant pour soutenir M. de Blot et être intermédiaire entre lui et le camp ; je suis de ce détachement, qui se porte à un bouquet de bois de saules an milieu de la petite plaine qui sépare le camp des hauteurs d’Alpen. Les ennemis établissent leurs artillerie et canons contre M. de Blot et son détachement. Comme notre détachement marche à ce bouquet de bois, ils le couvrent aussi, mais arrivés à la faveur [?] des fossés qui l’enveloppent, nous nous plaçons si à couvert, par l’intelligence de M. de Rocqueval, capitaine de Picardie, qui le commandoit, que, malgré quatre heures de canonnade que nous essuyâmes, il n’y eut pas un seul homme de touché. A côté de ce bosquet étoit une case que nous eûmes ordre d’incendier, ce qui fut fait.

Comme quelques-uns des boulets des ennemis (venant de pièces de treize tirées à toute volée) furent rouler .jusqu’au camp, l’on plaça sur une petite butte, à sept ou huit cents pas du camp en avant, huit pièces de douze qui commencèrent leur artillerie sur leurs lignes, où nous vîmes que nos boulets donnoient parfaitement, ce qui détermina cette ligne à se porter en arrière et à se couvrir de la hauteur.

Pendant ce temps, un détachement des leur, qui vouloit sans doute connoître la force du détachement de M. de Blot, se porta en avant en descendant les hauteurs d’Alpen. Ils firent replier les petits postes avancés et M. de Blot, voyant qu’ils n’étoient pas nombreux, fit marcher 200 hommes à eux, qui montant courageusement et rapidement, leur firent tourner tête et à coups de fusil les suivirent jusqu’à leur arrivée sur. la sommité des hauteurs. Le détachement, ayant ordre de ne pas pousser plus loin, revint joindre M. de Blot.

Le feu de l’artillerie se continua jusque vers les cinq heures du soir, que les ennemis le discontinuèrent et retirèrent leur artillerie. Notre camp resta tendu toute la journée.

M. le comte de Clermont, instruit que l’armée des ennemis avoit marché par la droite pour nous devancer à Meurs s’ils le pouvoient, la retraite fut générale à notre armée et de suite on plia bagages et se mit en marche. Au point du jour, nous, qui faisions l’arrière-garde, arrivâmes à Meurs, où l’armée se reposa quelques heures et après partit pour Puys, où nous arrivâmes le soir et campâmes quelques jours.

M. de Saint-Germain, lieutenant-général, qui avoit acquis son avancement et ses grades comme M. de Mortagne au service de l’empereur. Charles VII, électeur de Bavière, ayant à ses ordres 8.000 hommes, eut l’ordre d’aller s’emparer de Crefeld [14 juin], ce qu’il exécuta, et quelques jours après, toute l’armée quitta Puys et vint camper sur deux lignes, se couvrant du Landwehr (5), Crefeld en avant, à un demi-quart d’heure de marche, la brigade des grenadiers de France et celle de Navarre en potence des deux lignes faisant face au levant et formant là un corps de réserve dont il sera parlé.

Nous restâmes quelques jours dans cette position. A dix heures du matin, les troupes en avant prévinrent M. le comte de Clermont que l’armée des ennemis étoit en marche sur plusieurs colonnes. Nous fûmes nombre d’officiers de la brigade qui nous portâmes à un moulin à vent intermédiaire du Landwehr qui couvroit notre front à Crefeld, où nous avions un détachement de 800 hommes. De là, plusieurs officiers généraux de jour, entre autre M. de Traisnel (6), [aujourd’hui] lieutenant-général, virent une colonne d’infanterie avec beaucoup d’artillerie qui filoit dans les bois de l’autre côté de Crefeld, à une demi-portée de canon. M. de Traisnel courut sur-le-champ au quartier général pour assurer à M. le comte de Clermont qu’il alloit être attaqué. On donna ordre aux 800 hommes qui étoient à Crefeld de se replier sur l’armée, ce qu’ils firent sans être inquiétés.

A midi, on battit la générale, le camp fut mis bas et tous les équipages eurent ordre de se porter vers Huys [Huls ?], où l’armée se mit en bataille dans l’ordre où elle étoit campé. A midi et demie, quelques coups de canon furent tirés à la gauche et le feu s’y augmentant annonça que les coups décisifs se porteroient là. M. le comte de Saint-Germain y commandoient onze bataillons qui en couvroient le flanc. Les ennemis, la tournant par les bois, débouchèrent dans la plaine ; leur infanterie y fut chargée par les carabiniers qui leur passèrent sur le ventre, mais avec des pertes. La brigade d’Aquitaine-cavalerie y souffrit aussi beaucoup. La seconde ligne des ennemis fit sur ces deux brigades un feu de canon et de mousqueterie épouvantable et, chargées en même temps par de la cavalerie ennemie, elles furent forcées de se retirer.

M. de Saint-Germain, avec ses onze bataillons, y soutenoit toujours le combat contre les forces principales des ennemis et se maintint plus de trois heures à raison d’un contre quatre au moins. Il avoit fait demander des troupes à M. le comte de Clermont, qui avoit ordonné que sur-le-champ il lui en fut envoyé ; mais la jalousie et la vengeance particulière que quelques officiers généraux sont, malheureusement pour le bien du service du Roi, capables d’exercer dans les événements de la plus grande importance, furent ici marquées d’une manière non équivoque. La position de M. de Saint-Germain étoit d’être cousu à la gauche de l’armée, en couvrant le flanc. Rien n’empêchoit de faire usage des brigades d’infanterie de la seconde ligne, qui par un simple à gauche pouvoient être remplacées par celles qui les avoisinoient, mais, par une fatalité dictée et non de marche comme M. de Mortagne le prétendoit, la brigade de Navarre et celle des grenadiers, campées en potence sur la droite de l’armée, furent celles qui furent mandées pour se porter à la gauche et être de secours M. de Saint-Germain.

Qu’on observe que ce secours ne fut mandé que lorsque M. de Saint-Germain étoit déjà en partie épuisé du combat qu’il soutenoit avec les onze bataillons à ses ordres, et que l’aide de camp partit à ce moment pour aller chercher ces deux brigades en bataille à la droite, à trois quarts de lieue au moins du lieu où l’on vouloit les porter. Le temps du trajet pour celui qui portoit cet ordre, de la marche nécessaire à ces deux brigades pour arriver ne pouvoit que donner aux ennemis celui d’écraser le corps de M. de Saint-Germain. Les choses se passèrent ainsi et je puis assurer que non seulement les officiers qui étoient attachés à la droite de l’armée, où étoit la brigade de Picardie, ainsi que ses chefs, mais généralement tout ce qui la composoit fûmes très étonnés, en voyant la marche de Navarre et des grenadiers de France, qui appuyoient à nous, d’être instruits qu’ils marchoient pour aller joindre M. de Saint-Germain.

M. de Saint-Germain, forcé, comme il ne pouvoit manquer de l’être, abandonna son terrain, se retirant derrière les lignes de l’armée, et cette armée, qui étoit restée dans sa position de camp, canonnée par son flanc et par son front, n’eut plus que le moyen de la retraite, pour ne pas augmenter sa perte, la gloire et les avantages du prince Ferdinand qui eussent pu suivre de rester plus longtemps dans une position si critique. La retraite fut ordonnée, elle se fit le plus tranquillement possible ; les ennemis nous firent ce qu’on appelle le pont d’or.

J’observai que, pendant tout le temps que dura cette bataille, il étoit visible à tous les yeux que les ennemis avoient on ne peut pas moins de forces sur tout le front de l’ordre qu’ils tenoient, leur gauche en avant de Crefeld ; que, pour nous en imposer, sur ce front ils avoient répandu sur ce front un nombre assez considérable d’artillerie poussée en avant de leurs lignes, qu’à peine nous aperçûmes, se couvrant du terrain favorable à cette affaire. Toute leur force principale étoit donc à leur gauche, où ils vouloient réussir. Notre droite étoit inattaquable par son flanc vu l’escarpement où elle appuyoit, les bois très fourrés qui en couvroient le terrain et l’impossibilité apparente que l’on pût y conduire de l’artillerie et impénétrable pour de la cavalerie.

C’étoit donc sur ce flanc impénétrable que l’on avoit placé la réserve, composée des grenadiers de France et de la brigade de Navarre ; elle étoit là en parade pour le brillant du quartier général qu’elle couvroit ; aussi ne servit-elle qu’à cet effet et on remplit les gazettes pour justifier le général Mortagne du mot de fatalité inconcevable qui avoit égaré ses deux brigades dans leur marche pour joindre M. de Saint-Germain, ce qui est de toute fausseté et la preuve est que, pour arriver à leur point ordonné, elles filoient derrière les lignes et en les suivant, toujours à vue à leur droite ; la direction étoit marquée par elles et le bruit de l’attaque les eût éclairées.

Je dois ajouter ici une chose qui déplut beaucoup à nombre d’officiers particuliers, dont j’étois ; c’est que M. de Saint-Pern (7), lieutenant-général, qui conduisoit cette colonne, voulant sans doute faire montre à toute l’armée, qu’elle parcouroit sur le derrière, de son ordre en bataille, faisoit marcher cette colonne en belle ordonnance, exacte dans ses rangs et ses files. Quelle lenteur cela n’apportoit-il pas encore à son impossibilité d’arriver ? Ses tambours battoient aux champs et la colonne en suivoit le pas lent et cadencé.

" Quelle différence ! " disoient quelques vieux officiers du régiment, qui avoient fait les campagnes d’Italie en 1733, 1734 et 1735. A une des batailles (qui s’y gagnèrent toutes), le roi de Sardaigne y commandant en personne, la brigade de Picardie, à son poste de la droite, fut mandée par se monarque pour se porter vers le centre, où étoit le combat principal. Elle s’y rendit dans un pas presque de course ; les plus lestes arrivèrent les premiers ; cet empressement réveilla le courage et donna de nouvelles forces à ceux qui étoient déjà fatigués de combattre ; la mousqueterie devint plus vive et, par un effort, tous ensemble, cherchèrent à joindre les ennemis avec la baïonnette ; l’affaire fut décidée et la bataille gagnée, ce qui valut à la brigade de Picardie une lettre de remerciement de la part du roi de Sardaigne, que ce régiment conserve dans ses archives, et ce prince donna un de ses ordres à M. du Blaisel (8), lieutenant-colonel de ce régiment.

A ceux qui avoient fait les campagnes de la guerre de 1741, 42, 44, 45, 46, 47 et 48, je disois : " Vous rappelez-vous l’attaque des lignes de Weissembourg en Alsace, en 1744 ? Vingt-cinq bataillons aux ordres de M. de Lutteaux, lieutenant-général, venant d’Oppenheim et faisant sa retraite pour joindre le maréchal de Coigny, commandant l’armée, vu que les ennemis avoient passé le Rhin à Germersheim, s’étoient emparés de Lauterbourg, de Weissembourg et de ses lignes ; la brigade de Picardie faisoit l’arrière de ces vingt bataillons. Le maréchal de Coigny ordonne l’attaque de Weissembourg et de ses lignes. M. de Lutteaux et sa division, au premier coup de canon qui se fait entendre, se remettent en marche. M. de Vassé, colonel de Picardie, représente à M. de Lutteaux que, marchant aux ennemis dont nous étions à une lieue et demie, son régiment doit marcher à la tête de la colonne. – " Je le veux bien, lui répond ce général, mais mon projet étant de ne pas ralentir ma marche, prenez à droite dans les terres ; la colonne tient la chaussée de Landau et Weissembourg, gagnez-en la tête. " M. de Vassé rend cet ordre à son régiment ; il s’élance dans les terres et, au pas très redoublé, malgré les sillons et terrains labourés, il gagne la tête de cette colonne, et sa colonne, dont l’ordre étoit par demi-bataillon, présente sa tête sur les hauteurs en face des lignes où étoient encore les ennemis. Cette nouvelle armée qui venoit se joindre à celle qui les attaquoient les décida à la retraite. "

La marche lente de M. de Saint-Pern déplaisoit dans son début à tout militaire témoin et sembloit annoncer un fâcheux augure, qui se vérifia malheureusement. M. de Bréhant, notre colonel, par son courage ardent, eût bien voulu que l’on eût marché en avant, passé le Landwehr et que l’on fût allé chercher les ennemis, que l’on eût culbutés bien aisément, si peu ils avoient de troupes à leur gauche, leurs forces étant réunies à leur droite. La retraite fut ordonnée ; il fallut obéir. Il n’y eut d’autres troupes qui nous suivirent que quelques centaines de hussards, qui, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, frappèrent les oreilles de la brigade et de l’armée par le mot : " Victoria, Victoria ". Aux premières haies que nous fûmes dans le cas de mettre entre eux et nous, on laissa bon nombre de tireurs, qui, se cachant le plus exactement, les laissèrent bien approcher et une décharge faite à propos en culbuta plusieurs ainsi que des chevaux. Là ils prirent congé de nous et nous fûmes délivrés de leurs cris de " Victoria " qui, venant à plusieurs de nous pour la première fois, nous étoient fort incommodes et fort nouveaux [23 juin]. Toute l’armée se retira à Huys, à peu près dans la position que nous avions quittée quelques jours auparavant, et les blessés furent envoyés à Dusseldorf.

Cette journée coûta à l’armée françoise environ 3.000 hommes tués ou blessés. M. de Mortagne pouvoit s’y [couvrir] de gloire, s’il eût employé la moindre portion du talent militaire qui lui avoit fait confier la conduite d’un prince du sang pour les opérations militaires. Qu’il eût soutenu M. de Saint-Germain par les troupes de la gauche de la seconde ligne (qui par un seul à gauche, se remplaçant successivement, eussent repoussé et lassé le prince Ferdinand), le champ de bataille et l’honneur eussent été pour lui.

Le prince [comte de Clermont], lorsqu’on lui annonça que la bataille étoit perdue et qu’il falloit se retirer, voyant tout le fâcheux de cette journée dit : " Je n’avois pas besoin d’aide et seul j’en eusse bien fait autant. "

L’armée étoit instruite de la mésintelligence qu’il y avoit entre le général Mortagne et M. de Saint-Germain et disoit hautement que ce premier avoit tout fait pour le laisser écraser et tuer. M. de Saint-Germain eut la gloire, avec onze bataillons, de soutenir pendant trois heures toutes les forces du prince Ferdinand Tout prouve donc qu’il eût été vainqueur, s’il eût été secouru. Les régiments à ses ordres se conduisirent avec valeur et les officiers qui les commandoient avec intelligence. Jamais bataille perdue ne donna plus de regrets, par la raison que le plus ignorant des généraux l’eût gagnée, vu qu’il ne lui falloit que faire battre quelques bataillons de plus qu’il avoit sous la main, sans en aller chercher à la droite, à trois quarts de lieue [de l’endroit] où se passoit l’action.

Le prince Ferdinand, qui avoit sans doute vu que nous avions fait tout le possible pour lui laisser le champ de la victoire, satisfait d’en jouir, se contenta de le garder, sans chercher à nous faire suivre. L’armée fit donc deux lieues et demie pour se rendre à Huys.

Si l’intelligence et les connoissances du prince Ferdinand l’engagèrent à chercher à quel dieu où à quel malin génie il dut la victoire, il dut découvrir aisément que ce fut à la jalousie et à la haine que le Mortagne portoit au Saint-Germain, fomentées lors des services de ces deux généraux sous Charles VII, empereur et électeur de Bavière, où tous deux avoient fait fortune, et l’anecdote que je vais rapporter ci-après va convaincre combien elles étoient invétérées peut-être dans leurs deux cœurs, et, pour l’accréditer, je dois dire que je la tiens de M. de Gelb, aujourd’hui lieutenant-général des armées du Roi, lequel commença ses services chez l’électeur de Bavière. Lorsque M. de Saint-Germain passa à ce même service, ledit Gelb, natif de Strasbourg, y étoit lieutenant. M. de Saint-Germain se l’attacha et celui-ci, content d’avoir un patron, s’y voua. M. de Saint-Germain lui procura une compagnie de dragons. A la mort de Charles VII, empereur et électeur de Bavière, MM. de Mortagne et de Saint-Germain passèrent au service de France. On donna à M. de Saint-Germain le grade de maréchal de camp ; il avoit celui de lieutenant-général au service de Bavière et, pour le dédommager de la différence de grade, on lui ajouta un régiment de son nom. Pourvu de ce régiment, il se rappela M. de Gelb, dont il s’étoit fait un ami, et demanda pour lui la lieutenance-colonelle de son régiment ; elle lui fut accordée et ledit Gelb vint en France en prendre possession, abandonnant la majorité d’un régiment de dragons qu’il avoit en Bavière : par. ses bons services il fut successivement brigadier, maréchal de camp et lieutenant-général des armées du Roi. Il venoit souvent au régiment de Picardie y voir un frère qui y étoit aide-major, officier de distinction par son attache à son métier et par les talents militaires innés en lui. M. le maréchal duc de Broglie, en différentes circonstances, l’avoit justement apprécié et ce fut à cette considération qu’il le nomma, pour l’hiver de 1760 à 1761, major de la ville de Gottingue où commandoit M. de Vaux, aujourd’hui maréchal de France. Sa position de major le dispensant de marcher avec aucun des détachements qui sortoient très fréquemment de cette place aux ordres de M. le comte de Belsunce (9), il sortit néanmoins à un d’eux et, voulant aller reconnoître un nombre de chasseurs hanovriens, il fut avec tant d’indiscrétion à portée et si près d’eux, qu’il fut tiré et si bien ajusté qu’il y fut tué ; le Roi perdit un zélé serviteur qui, dans les suites, n’eût manqué de le bien servir et dont on eût pu tirer grand parti pour le grand de la guerre. Lié donc de connoissance avec le frère aîné et me trouvant à ses ordres, causant sur les événements que produit la guerre, la conversation roula aisément sur M. le comte de Saint-Germain, auquel il étoit par tant de titres justement attaché ; nous parlâmes de la bataille de Crefeld, où ce général avoit servi avec autant de distinction que de courage ; il échappa à M. de Gelb de dire : " Ah ! le maudit Mortagne ! " Je lui demandai l’explication de ce qu’il vouloit dire : " La voici, me dit-il, c’est une anecdote du temps des services de M. de Saint-Germain et de M. de Mortagne près de Charles VII, électeur de Bavière et empereur..... "

M. de Gelb raconte alors que l’infortuné Charles VII, chassé de sa capitale par les Autrichiens, cherchait les moyens d’y rentrer. Munich était gardée par 6.000 Autrichiens. Saint-Germain, qui avait des intelligences dans la place, lui proposa de s’en emparer par surprise. L’Empereur accepta à condition que Mortagne fût de l’expédition. Les deux généraux reçurent chacun un corps de 3.000 hommes et convinrent des détails de l’opération. Arrivé le premier au rendez-vous, au milieu de la nuit, Saint-Germain fut informé par un de ses affidés que les Autrichiens avaient évacué la place en y laissant 600 hommes. Mortagne n’ayant pas répondu à ses signaux, il s’empressa de faire escalader le rempart, non défendu, et s’empara de toutes les portes de la ville. Quand Mortagne arriva, la place étoit prise et les hussards de Saint-Germain, par manière de plaisanterie, l’accueillirent avec leurs bonnets ornés de branches vertes, symbole de victoire. Mortagne fut très mortifié et, suivant Gelb, " garda à M. de Saint-Germain un venin éternel qu’il ne manifesta que trop le jour de la bataille de Crefeld, comme il a été rapporté ci-devant "

Après deux jours de camp à Huys, l’armée se porta à Worringen, où elle resta plusieurs jours, mais tout se disposoit sur ses derrières à ouvrir des marches rétrogrades ; on assuroit qu’elles étoient jusqu’à Cologne et Coblenz ; les bureaux des postes étoient déjà partis sur cette direction et, au moment où l’armée croyoit la prendre, arriva ordre à M. le comte de Clermont, général de cette armée, d’en remettre sur-le-champ le commandement à M. de Contades (10), lieutenant-général, et lui de sa personne de revenir à la Cour. Le commandement de l’armée fut donc remis à M. de Contades [8 juillet], à qui, du Cabinet de Versailles, on donnoit l’ordre précis de marcher en avant. Le comte de Clermont partit le lendemain de son ordre reçu et, le jour suivant, l’armée françoise se mit en marche sur plusieurs colonnes pour se porter en avant.

A peine notre colonne de la droite d’infanterie, aux ordres de M. de Chevert, avoit-elle fait deux lieues et demie ou trois lieues, que nous entendîmes au devant de nous et découvrîmes une escarmouche entre nos troupes légères et celles des ennemis. M. de Chevert ordonna à la colonne de faire halte et se porta au galop au régiment de Turpin hussards, placé sur la sommité des hauteurs dont nous étions à une petite demi lieue. M. le duc de Brissac (11), lieutenant-général, qui commandoit la colonne de cavalerie de droite, ordonna halte à celle à ses ordres, à l’imitation de M. de Chevert qui, arrivé à la sommité des hauteurs, convint avec les chefs de ses troupes légères de la nécessité d’empêcher que sur aucun des points les ennemis pussent y arriver, étant très important de leur cacher ce qui se passoit derrière, d’y être donc de la plus grande fermeté.

M. de Chevert et le duc de Brissac reviennent donc au galop. M. de Chevert ordonne que la colonne d’infanterie se mette en marche, disant qu’il est de la plus grande importance que cette marche se fasse très légèrement, vu qu’il est pressant de gagner les hauteurs qui sont devant nous. La brigade de Picardie, celle de Belsunce, une troisième et pour quatrième celle de Navarre, qui composent la colonne, s’ébranlent. M. de Chevert ordonne que la colonne se forme par demi-bataillon ; la tête de la colonne marchant toujours vivement, il est aisé de concevoir que les pelotons qui doubloient sur les autres pour prendre cette ordonnance étoient obligés de l’exécuter au pas de course. Le souvenir de la lenteur de la colonne qui nous avoit tant choqués à la bataille de Crefeld, il n’y avoit guère qu’un mois, nous étoit si présent qu’il triploit la force de notre marche et, quoique le terrain fût toujours en montant et dans des chaumes, nous ne mîmes pas vingt-cinq minutes pour parcourir cette demi-lieue, ce qui mit tous nos soldats à la nage, le jour étant très chaud.

M. le duc de Brissac conduisoit sa colonne de cavalerie diagonalement à droite, pour la développer ensuite à droite et à gauche. La colonne d’infanterie arrivée sur la crête de la hauteur, la première division y fit halte et les autres successivement se mirent sur sa gauche en bataille, ce qui fut exécuté par trois de ses brigades ; la quatrième, celle de Navarre, fut placée au village un peu en avant de la droite ; la colonne de cavalerie se déploya en bataille, sa gauche près du premier bataillon de Picardie.

Venons actuellement à ce que nous aperçûmes [14 juillet]. Toute l’armée des ennemis en bataille à une demi-lieue de nous, dont le centre étoit au village et hauteur de Frowiller, adossé au ruisseau qui traverse cette plaine. Comme nos trois brigades se formoient en bataille : " Allons, Messieurs de Picardie, nous disoit le général Chevert, disposons-nous à la bataille que nous allons avoir " Il pouvoit être alors environ deux heures de l’après-midi. Comme il suivoit la progression de l’ordre de bataille et comme les différents régiments de ses brigades arrivoient, il tenoit à tous le même langage. Sa courte ligne fut bientôt formée. Pendant ce temps, le duc de Brissac disposoit la sienne de cavalerie. Comme l’on ignoroit si l’on seroit attaquant ou attaqué, la brigade de Navarre s’arrangeoit à rendre le village qu’elle occupoit de difficile accès.

Nos troupes légères, à notre arrivée, avoient poussé celles des ennemis et leur avoient fait perdre quelque terrain. L’escarmouche se continuant, on plaça, en avant de la droite du régiment, huit pièces de canon de huit, qui firent quelques décharges sur les des troupes légères des ennemis.

M. le comte du Châtelet, colonel alors de Navarre (aujourd’hui lieutenant-général, colonel du régiment du Roi), proposa à M. le marquis de Contades, qui commandoit l’armée et venoit d’arriver à cette droite, de faire établir. Une batterie sur un terrain avantageux à défendre par la hauteur qu’il présentoit du coté des ennemis, en avant du village où étoit la brigade de Navarre et d’où les boulets eussent très incommodé la ligne des ennemis.

Le marquis de Contades considéra qu’il voyoit toute l’armée des ennemis réunie qui, ce jour tout comme nous, faisoit une marche en avant et dont le projet étoit de la terminer au même terrain que nous commencions à occuper, et qu’à l’heure de deux heures, il n’y avoit d’arrivés que les quatre brigades d’infanterie dites et environ trente escadrons de la colonne du duc de Brissac.

A trois heures et demie, une autre colonne d’infanterie de six brigades vint se coudre à nous. tout le monde pestoit d’impatience de ce qu’une autre colonne du centre d’infanterie et celle de la gauche de même arme aux ordres de M. le comte de Guerchy (12), de même que celle de cavalerie qui marchoit à sa gauche, ne paroissoient. Je pense bien qu’à quatre heures et demie toute l’armée fut à portée d’être réunie. Une infinité d’officiers de tous grades ont prétendu que M. de Contades manqua, en n’attaquant pas les ennemis ce jour-là, le plus beau de sa vie.

Je dois dire ici, sur cette journée qui attira tant de blâme audit général de Contades, ce que j’y ai vu, non pour chercher à l’excuser, comme dans ce temps même, dans des conversations entre officiers particuliers, on vouloit me l’imputer. Je ne pouvois être porté par nul motif de tolérance et aujourd’hui je ne puis l’être davantage, affirmant premièrement que, lorsque le marquis de Contades fut nommé général, je ne fus instruit qu’alors qu’il existoit, n’ayant dans nulle circonstance connu ses talents militaires et n’ayant jamais servi sous ses ordres ; et secondement que, depuis qu’il est maréchal de France, j’ai eu avec toute l’armée occasion d’éprouver son savoir-faire, comme il en sera parlé ci-après. En troisième lieu, depuis la paix de 1762, j’ai passé cinq ans, dont trois à Strasbourg et deux à Landau, villes de son commandement, et pour affirmer de plus fort la vérité le concernant pour la journée de Frowiller, je veux dire ici ce qu’en temps de paix j’ai observé sur ce général, étant à portée de le voir tous les jours, lors de sa résidence à Strasbourg, et dire en général l’opinion à son égard.

Ce maréchal, aujourd’hui, par la mort du maréchal de Richelieu, chef du tribunal, est d’un caractère doux, fort honnête, prévenant et a toute la réputation qui caractérise l’honnête homme et le bon citoyen, enclin au commerce des dames et aimant la société des trois de la première qualité de Strasbourg, avec lesquelles il vivoit dans la plus grande intimité, passant partie des étés à la campagne avec elles, très peu d’officiers, même supérieurs, admis à ce cercle, ce qui prouve le dégoût que ses malheurs militaires lui avoient donné pour cet état. Il se conduisoit avec la plus grande réserve, observant religieusement son ton de silence (ne lui ayant jamais ouï parler. du moindre fait d’armes). Ses dîners à la ville étoient composés presque toujours de militaires, les dames n’y étant pas admises ; le courant des nouvelles du jour en faisoit les conversations et jamais un mot du métier de ceux qu’il régaloit n’étoit admis. Sa retenue à cet égard ordonnoit à un chacun de l’observer. Il étoit plus gai à ses soupers, où les dames étoient nombreuses, mais les préférences marquées pour les trois élevées, qu’on nommoit les trois poules, satisfaisant peu les autres, répandoient du froid chez elles toutes et tout y étoit triste. Toutes. ces raisons et observations [faites en temps] de paix ne sont pas pour être prévenu en sa faveur. Je n’ai jamais été connu de lui que très superficiellement et je dirai en peu de mots ce que j’eus occasion de remarquer à la marche sur Frowiller.

L’armée étant en marche, trois quarts d’heure avant d’arriver au lieu où M. de Chevert et le duc Brissac firent faire halte à leurs colonnes, l’une d’infanterie et l’autre de cavalerie, nous avions commencé à entendre quelque bruit sourd de coups de fusil et trois ou [quatre] que nous étions demandâmes à M. de Bréhant la permission de nous porter en avant pour prendre connoissance de ce que c’étoit, ce qu’il nous permit. Nous exécutâmes ce projet en allant obliquement à droite d’où les coups paroissoient venir, gagnâmes la première hauteur à notre droite, d’où nous ne découvrîmes rien. Nous traversâmes une petite plaine, gagnâmes la hauteur qui la terminoit, d’où nous aperçûmes des troupes à cheval qui faisoient l’escarmouche avec d’autres qui étoient les ennemis. Nous pouvions être à trois quarts de lieue de ces combattants. Nous suivîmes la crête de la hauteur où nous étions, par notre gauche, afin de nous rapprocher de notre régiment qui y marchoit ; nous l’aperçûmes et le joignîmes quelques minutes avant que M. de Chevert n’arrêtât sa colonne, d’où l’on apercevoit le petit combat que nous avions déjà observé et dont notre reddition de compte à M. de Bréhant devenoit inutile puisqu’il découvroit et voyoit lui-même ce que nous pouvions lui dire.

J’ai dit comment ces deux colonnes de la droite gagnèrent la hauteur. Je répète ici que, lorsqu’elles arrivèrent, il étoit deux heures après midi, qu’il étoit cinq heures que l’armée étoit à peine prête à être réunie, mais qu’elle ne l’étoit pas ; que les ennemis avoient toute leur armée en bataille et toutes les troupes assises sans nul mouvement de leur part ; qu’avant que les dispositions et ordres pour combattre eussent été donnés et exécutés, il eût été six heures de l’après-midi ; qu’il nous restoit une petite demi-lieue à faire pour aller à eux et qu’avant de pouvoir les joindre, il ne nous fût pas resté deux heures de jour, et les mouvements eussent été précipités, réflexions que ne pouvoit manquer de faire M. de Contades, qui depuis vingt-quatre heures commandoit l’armée, laquelle, un mois auparavant, avoit eu bataille avec celle qui lui étoit en présence, celle-ci ayant été victorieuse. Cette première réflexion ne pouvoit que l’inquiéter.

Sa seconde pensée étoit que M. le prince de Soubise et avec lui le duc de Broglie, lieutenant-général (aujourd’hui maréchal de France), marchoient dans le pays de Hesse avec une armée de 24.000 hommes, que les forces des ennemis dans cette partie, toutes réunies, n’étoient pas de plus de 12.000 ou 13.000 hommes. Il en résultoit donc que l’armée du prince ne pouvoit manquer, sans même combattre, de les pousser toujours devant soi, de ruiner la Hesse, de se porter en Westphalie et se trouvant sur les derrières des ennemis, le fleuve du Rhin entre deux, Wesel place très forte qui pouvoit la partager, le pont du prince Ferdinand établi à Rees qui n’en étoit pas éloigné, tous les vivres pour l’armée de ce prince interceptés, son pont même pris, que devenoit son armée sur la rive gauche du Rhin ? M. de Contades, en ne rien hasardant, étoit donc moralement sûr de faire repasser le Rhin à ce prince. M. de Contades pouvoit même avoir des ordres de ne rien hasarder. La promesse du bâton de maréchal de France, assuroit-on, lui étoit faite si les ennemis repassoient le Rhin. Il craignoit au moins d’agir à bâtons rompus, étant bien évident que, sans compromettre les forces du Roi à l’événement toujours incertain du sort d’une bataille, il arrivoit à son but en temporisant, ce que l’événement justifia, puisqu’à la suite de cette campagne il fut fait maréchal de France.

Revenons aux armées que nous avons laissées en présence. La nuit tombée, les ennemis établirent des feux sur tout leur front. Nous en fîmes autant, ce qui fit penser à plusieurs que le jour nous trouveroit dans la même position et que la bataille deviendroit inévitable. Le prince Ferdinand ne pensoit pas ainsi : du moment que la nuit fut close, il commença sa retraite. Toutes les patrouilles que l’on poussoit à chaque instant en avant rapportoient que les ennemis étoient en marche pour passer le ruisseau qui étoit derrière eux. Une, deux et trois fois on fut en rendre compte à M. de Contades, qui passa la nuit au village qu’occupoit Navarre ; à ces différentes redditions de [compte], il répondoit : " Cela suffit. " A la troisième, il ordonna qu’on eût à le laisser reposer tranquillement, ayant besoin de repos.

Comme l’armée françoise passa la nuit au bivac et que la plupart des officiers se promenoient sur son front, cherchant à observer si les feux des ennemis avoient toujours la même vivacité, nous aperçûmes une colonne de cavalerie qui filoit entre un de leurs feux et nous ; nous avions toute la facilité d’en compter toutes les divisions, marquées par les officiers qui, les séparant, marchoient à leur tête. Il étoit alors onze heures du soir. M. de Bréhant envoya un sergent dire cela de sa part à M. du Châtelet, colonel de Navarre, pour qu’il le fit parvenir à M. de Contades. Enfin, à force de certitude de la retraite des ennemis, on frappa à la porte de la chambre où reposoit le général ; il étoit deux heures du matin et, sur le récit de tout ce qui lui fut dit, il ordonna un détachement de troupes légères en infanterie et cavalerie pour tacher de joindre de ce qui leur seroit possible de leur arrière-garde. Avant que ce détachement fût assemblé et qu’il se mit en mouvement, il étoit trois heures.

La marche ne pouvoit être que lente dans des terrains inconnus, coupés par des ravins dont il falloit chercher les passages, ce qui n’est pas aisé dans la nuit ; aussi le point du jour leur arriva qu’ils n’étoient pas à un quart de lieue d’où ils étoient partis. Ils aperçurent dans le lointain quelques queues d’infanterie et quelques escadrons à cheval. Ils y marchèrent avec rapidité ; tout étoit déniché de la plaine, où il n’y avoit plus personne. La retraite totale de l’armée étoit faite. Cette queue d’infanterie qu’ils avoient aperçue d’abord, se trouvant dans des positions couvertes, tout le long du ruisseau, y fit halte et les quelques escadrons de cavalerie qu’ils avoient également vus disparurent. L’infanterie passa le pont et il s’établit une fusillade entre elle et la nôtre, de peu d’importance, vu le petit nombre de part et d’autre, et, les ennemis se repliant successivement, ils passèrent le ruisseau et là finit le combat.

Tout le profit que fit ce détachement fut une pièce de canon de vingt-trois livres de balles, renversée dans le ruisseau avec son affût, par la maladresse sans doute de son conducteur, et que les ennemis pressés n’eurent pas le temps de retirer. Le ruisseau passé, ils établirent leur camp sur la sommité des hauteurs qui bordoient ce ruisseau. Notre armée en fit autant ; elle établit son camp où elle se trouvoit, Navarre rentrant en ligne et remplacé par une garde seulement de cinquante hommes. La gauche fut rapprochée de Frowiller.

On resta dans ce camp dix ou douze jours et le prince Ferdinand le même temps dans le sien, qu’il quitta à l’entrée de la nuit pour se porter en arrière. Le soir du jour qui suivit son départ, M. de Contades reçut la nouvelle de l’avantage remporté par M. le duc de Broglie sur les troupes alliées près de Cassel [à Sandershausen, 23 juillet], dont il s’étoit emparé le même jour.

Dès lors, il fut visible à toute l’armée que le prince Ferdinand alloit faire des marches rétrogrades pour gagner son pont à Rees, y repasser le Rhin et aller au secours des pays alliés dont étoit composée son armée. Il fit une seconde marche en arrière, tandis que nous la faisions en avant. De marche en marche, sans qu’il se passât rien de bien intéressant, il se rapprocha à une journée de son pont de Rees.

M. de Chevert, qui avoit formé le projet d’aller s’emparer de ce pont par la rive droite du Rhin, passa ce fleuve à Dusseldorf avec deux brigades d’infanterie ; il prit deux bataillons qui y étoient arrivés ; à Wesel, il prit encore quelques troupes et de l’artillerie.

Ce pont étoit trop intéressant au prince Ferdinand pour qu’il l’eût négligé : il y avoit envoyé un renfort de 5.000 hommes, qui, joint à ce qui y étoit, pouvoit en former 9.000. Celui qui y commandoit, instruit de la marche de M. de Chevert, qui croyoit l’y surprendre, chercha à le surprendre lui-même. Bien instruit par les gens du pays, qui étoient Prussiens, il se porta environ une lieue et demie en avant de la tête de son pont, y prit une position avantageuse et là attendit M. de Chevert, qui, rempli du coup important qu’il alloit porter et au moment où ses troupes furent engagées où son ennemi le vouloit, fut attaqué avec toute la chaleur et l’impétuosité possibles.

Les régiments à ses ordres se défendirent mollement, étonnés d’être surpris ; il ne de tirer nul parti de son canon, qui, engagé dans un chemin creux à l’entrée d’un village, fut tout pris, ses troupes canonnées et fusillées : point d’ordres, puisqu’il n’en avoit été donné aucun de prévoyance, les différentes troupes pêle-mêle. Le tout se retira à Wesel avec perte, le général peu content des troupes et les troupes se plaignant de son excès de sécurité, qui lui avoit dicté de mauvaises dispositions et une confiance aveugle, cause du malheur de cette journée où l’on perdit 600 hommes tués, blessés ou pris [combat de Meer, 5 août].

Cet événement fut d’un tort infini à M. de Chevert, qui, de soldat parvenu, seroit peut-être mort maréchal de France, ce qu’on regardoit comme certain si cette journée eût répondu à tout ce qu’il s’en promettoit, car. il eût rendu un grand service au Roi.

Le prince Ferdinand, instruit de cette tentative et des progrès de l’armée de Soubise, dont l’avant-garde, aux ordres du duc de Broglie, venoit de battre tout ce que les alliés y avoient de troupes, se décida à repasser promptement le Rhin. En conséquence, il fit tous ses préparatifs, faisant filer d’avance à son pont et le passer tout ce qui pouvoit rendre sa marche lourde, tardive, et l’embarrasser. Il forma une arrière-garde de 12.000 hommes de l’élite de ses troupes, qu’il poussa en avant sur qui l’observoient, dont le principal, de 5.000 hommes, étoit aux ordres de M. de Saint-Germain, qui, malgré la prévoyance et le talent de cet officier général, courut le risque d’être attaqué par des forces supérieures en terrain désavantageux, la cavalerie qui faisoit partie de ce détachement étant restée arrière. Comme je faisois nombre de ce détachement, je suis bien aise de raconter comme le tout se passa et quelles furent les ressources de M. de Saint-Germain pour éviter d’être attaqué dans un moment où certainement il ne croyoit pas devoir l’être...

Suit un long et peu intéressant récit des petites manoeuvres par lesquelles Saint-Germain, surpris à l’arrière-garde par un détachement ennemi supérieur au sien, parvint à se dégager sans pertes et à en imposer à l’ennemi qui se retira et se mit à couvert dans un bois.

Du moment où la colonne ennemie fut rentrée dans le bois, M. de Saint-Germain, sans doute plus tranquille sur les suites de cette apparition inattendue, me dit : " Écoutez, Monsieur de Beaulieu (ma connoissance avec ce général pouvoit dater de 1748, ayant été à ses ordres à Louvain, et plus fraîchement de 1751 à 1753, ayant passé plus de deux ans à ses ordres à Givet où il étoit employé et d’où il passa au commandement du Hainaut), il me dit donc : " Je vais vous confier une de mes voitures qui est ici, non que j’y aie de l’argent, mais bien des papiers qui me sont très précieux, et que je désire conserver de préférence à tout ce qui peut m’appartenir ; vous prendrez avec vous les cinquante hommes du piquet à vos ordres avec dix hussards et un maréchal des logis que je vais vous faire donner ;... vous la conduirez jusqu’au camp et vous la confierez au régiment de la Marine "

Ma mission accomplie, je retrouvai M. de Saint-Germain à dix heures du soir, dans un petit hameau où il occupoit une maison et avec lui M. le comte de Lusace (13), fils du roi de Pologne, électeur de Saxe et frère de Madame la Dauphine, alors en volontaire à ce détachement où il étoit venu pour son instruction.

J’y fus introduit et rendis compte au général de ma mission et de ma rentrée, lui demandant ses ordres pour rentrer. dans l’ordre de la ligne, où mon piquet devoit être placé. Sa réponse fut de me demander si j’avois soupé. La mienne, que je n’avois fait aucune halte depuis mon départ du camp. — " Où est votre détachement, — En bataille vis-à-vis la maison que vous occupez. – Eh bien, mettez-vous à table et soupez. " Et il dit à un de ses aides de camp : " Allez dire à ce détachement de se joindre à ma garde et de se reposer ", ce qui fut exécuté. Telle fut l’occasion qui me procura de souper avec M. le comte de Lusace, de profiter de toutes les réflexions militaires que de narra le comte de Saint-Germain et de passer le reste de la nuit avec le général et le prince.

La marche de trois quarts de lieue qu’avoit faite M. de Saint-Germain, en se prolongeant sur la droite, étoit pour suivre le mouvement qu’avoient fait les troupes ennemies que nous avions aperçues le matin et qui, occupant toujours des bois et pays couvert, cherchoient à nous dérober la marche rétrograde de l’armée du prince Ferdinand.

La nuit se passa de manière que, pendant toute sa durée, notre détachement, à deux portées de fusil des ennemis, entendoit parfaitement tous les cris d’usage sur les patrouilles qu’ils faisoient, comme ils devoient entendre les nôtres. Au petit point du jour, on cessa de les entendre, ce qui donna suspicion qu’ils étoient partis. On poussa différents petits détachements en avant, qui s’enfoncèrent dans le bois à une certaine distance et, n’ayant rencontré personne, en rendirent compte. M. de Saint-Germain vint se mettre à la tête de son détachement, envoya reconnoître pour la deuxième fois et, sur le compte qui lui fut rendu, se mit en marche, poussant différentes troupes par échelons, pour ne pas tomber dans le même inconvénient que le jour précédent. Après avoir fait environ une lieue, en nous méfiant toujours du bois qui étoit à la gauche de la marche et en tenant les hauteurs qui le prolongeoient, nous nous trouvâmes en face d’une petite plaine et là le détachement s’arrêta fit la soupe.

L’armée marcha ce jour-là et vint camper sur le terrain que nous occupions. M. le maréchal de Contades, tenant toujours au système qu’il s’étoit fait de ne rien hasarder et entreprendre sur l’armée des ennemis, fit rentrer à leurs corps respectifs toutes les différentes troupes qui formoient le détachement de M. de Saint-Germain et celui de M. le comte de Ségur (14), joints ensemble depuis trois jours. Ce détachement, qui fut de cinq jours, fut très fatiguant et pénible pour ceux qui le composoient. M. de Contades poussa d’autres petits détachements en avant de lui, pour avoir seulement nouvelles des ennemis, lesquels faisoient force de marches pour arriver à leur pont de Rees et y passer le Rhin, ce qu’ils exécutèrent sans le plus petit inconvénient, tant le général Contades leur. fit ce qu’on appelle vulgairement un pont d’or.

L’armée marcha le lendemain, traversa les bruyères et plaine d’Alpen, campa sa droite à ne lieue de Wesel ; quittant ce camp le lendemain, la première ligne passa le Rhin et campa sous le canon de Wesel et, le jour suivant, la seconde ligne se joignit à la première et elles y firent leur séjour. Le troisième, elle marcha, fit trois lieues et pris une position de camp très militaire. Le lendemain, le prince Ferdinand vint reconnoître la situation de notre camp, qu’il trouva bien prise, ce qui lui donna une très bonne idée des talents de M. de Contades. Nous ne restâmes que deux jours dans ce camp : le prince Ferdinand ayant fait encore une marche rétrograde et évacué Haur, nous marchâmes en avant. M. de Contades prit encore une très bonne position de camp.

Il se passa ce jour-là un combat assez vif entre toutes les troupes légères des ennemis, les nôtres et quelques régiments de dragons de ce camp. M. de Chevert parti avec une division de 8.000 hommes pour se joindre à l’armée de M. le prince de Soubise, vu que le prince Ferdinand avoit détaché de la sienne 10.000 hommes pour joindre l’armée hessoise et les armées alliées opposées à l’armée de Soubise, ces deux armées qui se cherchoient se joignirent sur le terrain de Lutzelberg, où la bataille se donna [10 octobre]. M. de Chevert y attaqua la gauche des ennemis, qui, battue, se replia. Au centre et à la gauche de notre armée, on se contenta de se canonner, et les ennemis firent leur retraite à la faveur des bois auxquels ils étoient adossés ; leur perte fut de 2.000 hommes tués ou blessés et 500 ou 600 prisonniers. L’honneur de cette journée fut pour M. de Chevert, dont la division prit quelques drapeaux, quatre étendards et huit pièces de canon ; elle le dédommagea de sa catastrophe du pont de Rees.

Cette bataille, où je n’étois pas et dont j’ai parlé si brièvement, eût dû porter quelque compensation à celle de Rossbach perdue par le prince de Soubise, mais comme les hommes sont injustes, on s’étoit longtemps entretenu de celle perdue de Rossbach et à peine à l’armée, à la Cour, à la capitale et dans le royaume, parla-t-on du gain de celle de Lutzelberg.

M. de Chevert rejoignit à Haur l’armée de M. de Contades avec les troupes qu’il avoit amenées en Hesse, où l’armée finit la campagne et d’où elle partit pour venir prendre ses quartiers en se couvrant du Rhin que toute l’armée repassa à Wesel.

L’armée de Soubise prit les siens en se couvrant du Main. Le quartier général fut établi à Francfort. Ce prince fut à la Cour et le commandement de cette armée fut confié à M. le duc de Broglie, lieutenant-général. Le régiment de Picardie fut placé : trois de ses bataillons à Goch et le quatrième à Guenneppe, ces deux quartiers entre le Rhin et la Meuse.

A l’armée du général Contades tout fut tranquille jusqu’au moment de son rassemblement pour ouvrir la campagne qui devoit suivre.

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Note 01 : Ernest-Louis Mortani, comte de Mortagne, lieutenant-général en 1745, mort en 1762.

Note 02 : Louis de Brienne Conflans, marquis d’Armentières, né en 1711, maréchal de France en 1768, mort en 1774.

Note 03 : Charles-François-Elzéar, marquis de Vogüé, né à Vogüé le 13 juillet 1713, mort à Aubenas le 15 septembre 1782. Entré au service en 1729, capitaine au dragons d’Armenonville en 1730, colonel d’Anjou-cavalerie en 1736, maréchal général des logis de la cavalerie en Italie en 1746, colonel de Dauphin-dragons en 1746, maréchal de camp en 1748, fit avec distinction les campagnes d’Italie de 1733 et de 1745. Aide-major général de l’armée de Hanovre en 1757, maréchal de camp en 1758, lieutenant-général en 1758, inspecteur général de la cavalerie en 1760, major général de l’armée d’Allemagne en 1762, la commande en chef pendant l’hiver de 1763 ; gouverneur de Montmedy en 1763, commandant en second en Alsace en 1764 et en chef en Provence en 1777. Chevalier de Saint-Louis en 1743 et du Saint-Esprit en 1778.

Note 04 : Gilbert de Chauvigny, comte de Blot, colonel du régiment de Chartres en 1753, puis d’Orléans en 1758, lieutenant-général en 1780, mort en 1785.

Note 05 : Fossé formant la séparation du comté de Meurs et du pays de Cologne.

Note 06 : Claude-Constant de Harville, marquis de Traisnel, né en 1723, mousquetaire en 1738, lieutenant-général en 1762, grand-croix de Saint-Louis en 1781, mort le 15 vendémiaire an III.

Note 07 : Vincent-Juddes, marquis de Saint-Pern, né en 1683, lieutenant-général en 1748, commandeur de Saint-Louis en 1750, mort en 1761.

Note 08 : Antoine du Blaisel de la Neuville, capitaine au régiment de Picardie en 1704, mort en 1734. Probablement père d’Antoine-Joseph du Blaisel de la Neuville, enseigne de Picardie en 1730, lieutenant-général en 1762, grand-croix de Saint-Louis en 1787.

Note 09 : Armand, vicomte de Belzunce, né en 1722, lieutenant au régiment du Roi en 1740, colonel du régiment d’infanterie de son nom en 1749, lieutenant-général en 1762.

Note 10 : Louis-Georges-Erasme, marquis de Contades (1704-1793) , fit la campagne d’Italie en 1734, comme colonel du régiment de Flandre, puis du régiment d’Auvergne ; maréchal de camp en 1740, lieutenant-général en 1745, il prit part aux campagnes sur le Rhin et en Flandre. Maréchal de France en 1758, il quitta l’armée après la malheureuse campagne de 1759 et reçut en 1762 le commandement de la province d’Alsace.

Note 11 : Jean-Paul-Timoléon de Cossé, duc de Brissac, né en 1698, maréchal de France en 1768, mort en 1784.

Note 12 : Claude-Louis-François de Reignier, comte de Guerchy, né en 1715, lieutenant-général en 1747, mort en 1767.

Note 13 : Fr.-Louis-Xavier de Saxe, second fils d’Auguste III, né en 1730, mort eu 1806. Entré au service de France à vingt-cinq ans, lieutenant-général en 1758. Résidence en France : Pont-sur-Seine. Émigré en 1793. Ses collections et ses archives furent confisquées et transportées à Troyes.

Note 14 : Philippe-Henri, comte puis marquis de Ségur, né en 1724, lieutenant- général en 1760, ministre de la guerre de 1780 à 1787, maréchal de France en 1783, mort en 1801.

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