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CAMPAGNE DE 1760

 

 

L’ordre de quitter Cologne et d’entrer en campagne nous arrive. L’armée doit s’assembler dans les environs d’Amoenebourg, ce qui s’effectue, et, dès notre première marche, M. de la Rochethulon, commandant de bataillon, est nommé pour commander, pendant la durée de la campagne que nous allons commencer, le bataillon des grenadiers et chasseurs de la brigade, qui, pour sa composition, est augmenté du bataillon de la Marche-Prince. M. Gelb est l’aide-major qui est attaché à ce bataillon.

L’armée est assemblée avec célérité. Le passage de la rivière de l’Ohm, quelque petite qu’elle fût, mais très encaissée, annonçoit de grandes difficultés pour la passer si les ennemis y eussent été en force ; il falloit donc les y prévenir et de là se porter à Corbach, position chérie, vu qu’il est notoire depuis plusieurs siècles que qui tient la position de Corbach donne la loi et est le maître de la Hesse.

Le jour de l’arrivée de l’armée sur le bord de l’Ohm, on aperçut un camp sur des hauteurs séparées par d’autres couvertes de bois, au pied desquelles coule cette petite rivière, ce qui donna quelques inquiétudes à M. le maréchal [de] Broglie, qui, vraisemblablement, n’étoit pas instruit de la force de ce camp, dont la droite et la gauche se perdoient dans les bois. On découvroit des pelotons de troupes de cavalerie, éparses sur tout le front de ce ruisseau. Sur les hauteurs de sa rive droite, bordée de positions excellentes, en remontant ce ruisseau et sur la droite de l’armée, un corps de troupes légères, dragons et quelque infanterie passa ce ruisseau ; il s’y donna un combat assez vif ; les ennemis, repoussés partout, commencèrent à éprouver qu’ils n’étoient pas en force.

Pendant ce temps, l’armée en panne, on s’occupa à faire une infinité de ponts sur le ruisseau qu’elle se proposoit de passer et, à trois heures après midi, elle eut ordre de passer, ce qu’elle exécuta sans que le passage lui fût disputé et sans que ses ennemis y missent le moindre obstacle, et toutes les petites troupes que nous avions aperçues se retirèrent sans attendre l’approche d’aucune des nôtres.

Les hauteurs gagnées, l’armée s’y mit en bataille ; l’artillerie et les équipages arrivés, elle campa, à la grande satisfaction du maréchal, qui avoit présumé que là il pouvoit être arrêté ; il dut donc au rassemblement prompt de son armée d’avoir franchi cette première difficulté.

Instruit que le prince Ferdinand rassembloit son armée à Ziegenhain, il porta la sienne, par la marche du lendemain, du passage de l’Ohm, à Neustadt, où elle séjourna quelques jours, pendant lesquels il disposa toutes choses pour la marche rapide qu’il se proposoit d’exécuter sur Corbach, se rendre maître de cette position qui lui promettoit la conquête de la Hesse et de revoir son cher Cassel, qu’il avoit pris en grande affection, - reproche que les critiques lui firent, avec quelque raison, à l’occasion de l’affaire de M. du Muy (01), à Warbourg, dont nous parlerons lorsque nous serons à cette époque.

Ici va commencer l’affaire majeure du maréchal duc de Broglie avec le comte de Saint-Germain, lieutenant-général, commandant l’armée qu’avoit le Roi en Westphalie, dont la force étoit de 16.000 à 18.000 hommes, et, par ordre du Roi, cette armée et son général devoient exécuter très ponctuellement tous les ordres que le maréchal duc de Broglie leur donneroit.

Conséquemment donc aux opérations que le maréchal duc se proposoit, il ordonna à M. de Saint-Germain de se porter, sans le moindre séjour, à Corbach, lui indiquant l’heure, l’instant et le jour où lui-même y arriveroit avec toute son armée ; il lui faisoit sentir la nécessité de la marche rapide qu’il devoit employer, tout étant prévu pour cette marche.

L’armée en reçoit l’ordre et part, elle marche trois jours consécutifs et arrive à Corbach. M. de Saint-Germain y arrive pendant la nuit [10 juillet]. .Au point du jour, on est étonné d’entendre nos postes avancés se fusiller avec les ennemis ; nos troupes légères sont à cheval ; elles attaquent quelques escadrons de celles des ennemis, les jettent sur quelques escadrons de dragons anglois, les uns et les autres sont culbutés et battus.

Le maréchal de Broglie, qui s’étoit porté, sur le compte qui lui en avoit été rendu, en avant de Corbach, où étoit son quartier général, voyant se multiplier les ennemis dans un bois entre Sachsenhausen et Corbach, fait marcher vis-à-vis ce bois plusieurs brigades d’infanterie qu’il tire du centre de la gauche de l’armée ; vingt pièces de parc y sont amenées et il fait établir une canonnade très vive. Après deux heures de son effet, les troupes ont ordre d’attaquer ce bois, dont les troupes qui s’y trouvoient étoient protégées par quinze pièces de canon de parc de leur grosse artillerie, non compris celle attachée à cette infanterie. Pour que notre infanterie fût à eux, il falloit traverser cent cinquante toises de plaine, au bout de laquelle étoit une descente très rapide de deux cents toises de trajet, et de là, pour monter au bois, même trajet à parcourir, et par une montée très roide, M. de Saint-Germain attaquoit vers notre gauche le même bois. Cette attaque fut poussée par les troupes de l’armée du maréchal duc de Broglie avec tant de vigueur que, nul obstacle ne ralentissant leur marche, elles arrivèrent au bois et culbutèrent tout ce qu’elles rencontrèrent. A cet instant, toute la droite et le centre de l’armée étoient en marche pour se mettre en mesure avec les troupes qui formoient cette attaque ; on voyoit l’armée du prince Ferdinand qui arrivoit successivement et se formoit sur les hauteurs de Sachsenhausen, mais les ennemis culbutés et chassés du bois, cette journée fut là terminée.

Le prince Ferdinand avoit fait son calcul et avoit prévu avec raison que le projet du maréchal de Broglie devoit être de se porter et s’emparer de Corbach. Dans cette persuasion il s’étoit dit : " Il faut l’y prévenir ", et en conséquence avoit mis son armée en marche, ayant à peu près le même espace de terrain à parcourir ; mais parti quelques heures après l’armée françoise, ou ses marches moins longues, il arrivoit que toute l’armée du maréchal y étoit. Cette armée l’ayant donc devancé, il établit son camp sur les hauteurs de Sachsenhausen, où il mit son quartier général.

Cette dispute de position coûta aux ennemis environ 1.000 hommes ; notre perte fut de 400.

Pendant les premiers jours de séjour au camp de Corbach, l’armée retentissoit des plaintes qu’on assuroit que faisoit le maréchal duc de Broglie, dont il en étoit bien une partie contre M. le comte de Saint-Germain, auquel il avoit donné l’ordre pressant et positif d’arriver à Corbach à tel jour avec toutes les troupes à ses ordres.

M. de Saint-Germain, qui y étoit arrivé avec sa première ligne seulement, disoit, pour sa défense, qu’il lui avoit été de toute impossibilité de pouvoir arriver avec toutes les troupes à ses ordres ; que les marches longues et dans des terrains difficiles avoient mis les chevaux de la plus grande partie de sa cavalerie, ceux de son artillerie et de tous les équipages dans l’impossibilité de pouvoir arriver avec toutes ses troupes, faisant marcher l’artillerie et les équipages au centre de ses deux lignes pour ne pas les donner en proie aux troupes légères qui le suivoient dans sa marche, et que telle étoit la raison qu’il n’avoit pu arriver qu’avec la moitié de ses troupes.

Cette affaire fut discutée devant plusieurs officiers généraux et le maréchal de Broglie rendit compte à la Cour de l’opinion de ce comité, qui ne fut point favorable à M. de Saint-Germain.

A cette époque fut rappelée la bataille de Bergen, donnée et gagnée au mois d’avril 1759 sans le secours de M. de Saint-Germain, qui, partant de Cologne avec douze bataillons, pouvoit et devoit joindre l’armée le matin de la veille de la bataille, mais que les petites journées qu’il avoit fait faire à ses troupes l’avoient mis l’impuissance d’arriver, et qu’au moment où la bataille étoit gagnée, ses douze bataillons étoient à quatre lieues de Bergen, où il étoit arrivé de sa personne, tout étant terminé.

Cette circonstance fit tenir aussi des propos sur ce qu’il avoit été spectateur de la perte de la bataille de Rossbach, où, au commencement de la marche de l’armée de Soubise réunie à celle des Cercles que commandoit le général Hybourgausen, il s’étoit contenté de répéter à plusieurs instants : " Mais où vont-ils ? mais où vont-ils ? " Que pouvoit-on conclure de cette observation, surtout après l’événement que le prince de Soubise et son collègue Hybourgausen hasardoient une marche des inconsidérées ? Placé avec sa réserve sur des hauteurs, vers le flanc gauche de l’armée de Soubise, il étoit possible à son oeil militaire de voir ou de juger de la manoeuvre du roi de Prusse et de l’imprudence de celle du prince de Soubise, qui, François comme lui, en conduisoit des milliers ou à la honte ou à la mort (cette dernière étant encore peu de chose, lorsque des parents, des amis, des patriotes peuvent honorer le lieu où va reposer à jamais votre cendre et y remercier par de justes prières le Dieu qui a donné la victoire à votre nation). Par ce triste présage : " Mais où vont-ils ? ", il vouloit, pour l’avenir, annoncer ses lumières et acquérir la confiance qu’elles donneroient aux troupes qui pourroient être à ses ordres. L’ambitieux se montroit, mais que le patriotisme étoit loin de son coeur ! D’origine espagnole, trente-cinq ans de ses services donnés à l’Électeur de Manheim (02) et à celui de Bavière, avoient sans doute absorbé de son âme qu’il l’avait reçue dans une province françoise et annexée depuis longtemps à l’empire des Lis. Un coeur vraiment françois eût couru à son général, lui eût -dit tout ce qu’il croyoit voir et pensoit. Enfin toutes ces différentes circonstances frappoient tour à tour tout ce qui composoit l’armée, qui vit avec indifférence les malheurs qui en vinrent à M. de Saint-Germain.

Le maréchal de Broglie passa plusieurs jours dans ce camp de Corbach et, lorsque l’armée y dormoit tranquillement, il y veilloit à chercher les moyens de faire quitter au prince Ferdinand la position qu’il tenoit à Sachsenhausen.

Avant que ses combinaisons et dispositions fussent prêtes, un de ses généraux, M. de Glaubitz (03), éprouva un échec assez fâcheux. Il étoit campé, avec deux bataillons d’infanterie allemande et un régiment de hussards, à chemin intermédiaire à la droite de l’armée à Marbourg pour la sûreté de notre communication et la protection des vivres que nous tirions de cette dernière ville. Le prince Ferdinand, de son camp de Sachsenhausen, fit un détachement 5.000 ou 6.000 hommes qui, faisant un grand circuit pour mieux couvrir leur marche, arrivèrent à l’improviste et surprirent d’abord le régiment de hussards campé à un demi-quart de lieue en avant, ce qui donna la première alarme, mais avec elle et avant que M. de Glaubitz eût pu donner le moindre ordre, les hussards ennemis entrèrent dans le camp de l’infanterie et s’emparèrent des faisceaux d’armes. Ce qui contribua à cette prompte prise est que le tiers des soldats de ces deux bataillons avoient été à Marbourg y chercher le pain pour quatre jours, et qu’avec ceux commandés à cet effet, les caporaux de chambrée y avoient été pour acheter les denrées nécessaires à leur consommation et quelques autres soldats pour s’y pourvoir d’effets ; parmi ceux qui étoient au camp, nombre étoient au bois ou à l’eau, qui, à l’alarme, gagnèrent par les bois le chemin de Marbourg, s’y portèrent et tous ensemble y restèrent ; dont il résulta que de ces deux bataillons il y en eut le nombre d’un de fait prisonnier, le camp pillé et le général Glaubitz pris ; la plupart des tentes sabrées et restées en place. Comme il n’y eut, de la part de ces quatre ou cinq cents hommes, point de défense, il n’y en eut pas dix de tués ou blessés [16 juillet].

Les ennemis, après cette leste opération, n’osèrent se porter à Marbourg, crainte que la retraite ne leur fût coupée, présumant avec raison qu’environ 300 hussards, qui avoient échappé à la surprise qu’ils en avoient faite, auroient été de suite en porter la nouvelle au maréchal de Broglie, et, afin d’éviter l’inconvénient de toute fâcheuse rencontre, ils partirent sur-le-champ pour regagner leur camp, emmenant avec eux toutes leurs prises.

Toutes les précautions du maréchal duc prises et dispositions faites, le 24 juillet, à soleil levant, l’armée battit la générale. Une heure après, elle se mit en marche, laissant le camp tendu, et marcha aux ennemis, dont nous n’étions qu’à trois quarts de lieue, avec toutes les démonstrations d’aller les attaquer dans leur camp de Sachsenhausen. Après avoir fait la moitié du chemin d’eux à nous, l’armée fit halte, rectifia tout le front de l’ordre de bataille de sa première ligne, occupant des postes avantageux sur des hauteurs intermédiaires de notre camp à la position des ennemis ; des bataillons de grenadiers et chasseurs furent portés en avant ; celui de la brigade de Picardie fut porté sur le flanc droit, sur une éminence couverte de bois.

Dès le premier instant de notre marche, l’armée des ennemis prit les armes, se mit en bataille en avant de son camp, tenant toutes les hauteurs, qui faisoient un couronnement d’environ trois quarts de lieue de front, sur lesquelles ils avoient fait quelques redoutes. La position des ennemis leur donnoit l’avantage de découvrir tous nos mouvements et nous ne pouvions découvrir que les troupes de leurs premières ligne, mais ce n’étoit pas notre présence seule qui devoit les décider à abandonner la position qu’ils occupoient. Le maréchal de Broglie avoit poussé un corps de 20.000 hommes sur leur droite, qui, la prenant en flanc et sur leurs derrières, devoit faire leur principale inquiétude, et, vers les neuf heures du matin, nous entendîmes plusieurs coups de canon qui se tiroient dans le lointain, à l’extrémité de la droite des ennemis ; quant à la mousqueterie, étant trop éloignés, nous ne pouvions l’entendre. Tous les détachements des ennemis qui couvroient leur droite, trop faibles pour résister au corps de 20.000 hommes qui les poursuivoit, furent rejetés avec perte vers la droite du prince Ferdinand, que ces 20.000 hommes approchèrent d’une manière menaçante pour l’attaquer le lendemain s’il eût voulu garder la position de Sachsenhausen ; mais ce prince étoit général à ne pas combattre dans une position si critique.

Je dois placer ici la fin de la carrière du brave Lanoue de Vair. Cet officier, plein de connoissances, étoit capitaine du régiment d’Enghien ; j’ai ci-devant parlé de ses services rendus à Harbourg et dans la vallée de la Quinche, avant la bataille de Bergen, ainsi que de son importante correspondance à cette époque avec le duc de Broglie, qu’il instruisoit de tous les pas des ennemis se dirigeant sur Francfort ; il fut à ce duc de la plus grande utilité et celui-ci, devenu général de l’armée, lui eût procuré de marcher rapidement à la fortune ; il l’employoit déjà avec un corps de 700 à 800 hommes, composé d’officiers et soldats volontaires de l’armée, avec eux deux pièces de canon. Dans ce jour malheureux pour lui et où il donnoit les preuves d’un courage si ardent, il poussoit tout ce qu’il rencontroit, quoique de force supérieure. Le comte de Broglie (04) étoit à 1'attaque des 20.000 hommes qui devoient serrer de près la droite des ennemis et dont Lanoue de Vair faisoit la première avant-garde. Quel que fût le caractère bouillant de ce comte, voulant modérer le courage dudit de Vair pour qu’il ne se compromit pas autant et fût: plus modérément, il lui fit passer un mot d’écrit où il l’y invitoit ; cet écrit lui fut remis par un dragon. De Vair ouvre ce billet et, au moment même où il le parcourt, un boulet le frappe au milieu de la poitrine et il tombe sans vie. Le maréchal de Broglie, le comte son frère, la troupe à ses ordres et tous ceux qui le connoissoient le regrettent [25 Juillet].

Les 20.000 hommes, arrivés au point que le maréchal de Broglie leur avoit fixé, s’y arrêtent, s’y forment plus correctement, se saisissent de tout ce que le terrain leur présente d’avantageux et ne sont qu’à une petite demi-lieue de la droite de l’armée des ennemis.

L’armée du maréchal étoit toujours en panne, en face de celle du prince Ferdinand, qui, comme nous, restoit stable dans sa position. Les deux armées restèrent donc ainsi jusqu’à deux heures après midi, où l’on déplaça quelques brigades de celle du maréchal de Broglie pour les porter sur des points plus avantageux.

Le maréchal duc étoit de sa personne continuellement en observation pour voir ce qui se passoit à l’armée des ennemis dont la première ligue étoit bien visible, mais les hauteurs cachoient la vue de la seconde comme grande partie du camp de la première ligne et absolument celui de la seconde. On passa encore quatre heures dans cette inaction, ce qui nous conduisit à celle de six après midi.

Le maréchal duc, qui pensoit que les ennemis déblayoient leur camp et qui croyoit s’être aperçu que de l’artillerie qui étoit sur leur front de bataille il avoit disparu plusieurs pièces, se porta vers la droite de son armée, appuyée à un bois, et dit à M. de Villepatour (05) de reconnoître s’il pourroit conduire à la sommité huit pièces de canon de douze livres de balles, les y faire monter et de là tirer sur la ligne des ennemis ; que les cinq compagnies de chasseurs de la brigade de Picardie seroient poussées sur le flanc droit et les huit pièces de canon placées de manière à présenter une tête de colonne.

Le tout exécuté et les pièces en batterie, elles commencèrent à faire feu sur la ligne des ennemis ; le moment d’après, je vis de mes veux qu’ils tournoient sur la direction de nos pièces plusieurs des leurs et, l’instant d’après, nous les vîmes enflammées et les boulets nous arriver ; les nôtres continuant, ils continuèrent aussi. M. de Villepatour me dit : " Dites à quelques-uns de vos chasseurs de s’avancer un peu dans le bois et de tâcher d’avoir quelques-uns des boulets qui nous viennent, pour en connoître le calibre, car, rencontrant des arbres, ils ne peuvent aller loin. " J’ordonnai douze chasseurs pour cela et, un quart d’heure après, ils nous apportèrent deux boulets de sept et quatre de treize livres. Après une canonnade de trois quarts d’heure, M. de Villepatour fit cesser la sienne. A son exemple, les ennemis en firent autant. Les pièces de canon furent retirées et reprirent le poste qu’elles avoient quitté.

Au soleil couchant, nous vîmes se former une petite colonnette de 400 à 500 hommes qui, suivant un grand ravin qui se prolongeoit jusqu’au fond de la vallée qui nous séparoit, descendit des hauteurs, suivant ce ravin jusqu’à moitié chemin, et trente hommes poussés plus bas, à une maison de paysan, à deux cents pas plus haut que le fond de ladite vallée. Pendant tout le temps que j’étois resté, je m’étois amusé à bien fixer et reconnoître le terrain qui me paroissoit militairement le plus sûr à parcourir si, le lendemain, on vouloit par là attaquer les ennemis, ce qui me paroissoit improbable. Je mettois mes idées en quatre, pour faire naître de la facilité, mais je ne pouvois l’asseoir et ne voyois que les troupes détruites avant qu’elles pussent arriver au haut de la montagne, sans possibilité que des hussards seulement pussent la gravir ; je me disois donc : " Il ne se fera rien par ici " ; mais ce qui me servit de mes observations fut d’avoir bien casé dans mes idées la nature du terrain, comme il va être dit.

Sur les neuf heures du soir, nous fûmes instruits que toute l’armée venoit de recevoir l’ordre de se retirer à son camp, à l’exception de quatre bataillons de grenadiers et chasseurs qui restoient aux ordres de M. de Boisclaireau, à qui cette nuit donna le sobriquet de Belle-de-nuit. M. de La Rochethulon, notre commandant permit que les grenadiers placés dans l’intérieur du bois fissent du feu, ce que je ne voulus pas permettre aux chasseurs qui étoient sur la lisière. J’avois poussé en avant, sur trois points, trente hommes pour être aux écoutes et éviter toute surprise. Je savois par mon expérience qu’un ennemi qui se retire (car nous les soupçonnions d’y être forcés par leur peu de monde) fait souvent attaquer les premiers postes avancés, sous l’espoir de cacher et dérober ce qu’il fait, ce dont j’avois prévenu ma troupe, à laquelle, sans certitude aucune, je disois (aux officiers et aux soldats) : " Mangeons vite un morceau, car il est possible que nous recevions des ordres pour marcher tout à l’heure. " Il étoit alors dix heures de la nuit ; un quart d’heure après, vint le chasseur d’ordonnance que j’avois près le commandant du bataillon, qui vint me dire que M. de Boisclaireau venoit d’y arriver, demandant à me parler, et qu’il venoit à cet effet me chercher. Je traverse avec ce chasseur le peu de bois que j’avois à parcourir. M. de Boisclaireau me dit : " Soyez le bien venu. - A vos ordres, lui dis-je. - Eh bien, ajouta-t-il, je vais vous les déduire : M. de la Rochethulon vous donnera un lieutenant de grenadier et à ses ordres trente grenadiers ". Le tour à marcher parmi eux me donna M. de Vanteaux, lieutenant ordinaire du corps, qui étoit ce qu’on nommoit postiche, officier brave et très intelligent. " Vous allez partir d’ici avec eux, joindre vos cinq compagnies de chasseurs et, à minuit précis, après avoir disposé votre troupe comme vous le jugerez à propos, vous monterez la montagne où les ennemis ont été en bataille toute la journée ; vous attaquerez tout ce que rencontrerez, ferez le plus de bruit et de feu possible. D’autres chasseurs, sur différents points, doivent exécuter même chose, je leur en ai déjà donné l’ordre. Le but de cette opération est que M. le Maréchal veut être instruit si les ennemis prétendent garder la position qu’ils ont tenue tout le jour. "

J’avois bien écouté, avec attention, l’ordre qui m’étoit donné et dis à M. de Boisclaireau : " Voilà qui est entendu. " Les trente grenadiers étoient prêts ; je me mets à leur tête et joins les cinq compagnies de chasseurs pour faire mes dispositions de marche et de conduite. Je vis combien, pendant le jour, j’avois bien fait d’observer tout le terrain...

L’auteur s’acquitte de cette mission et pénètre dans le village de Sachsenhausen, où ses troupes font quelques prisonniers, dont un ingénieur et l’aumônier d’un régiment de dragons anglais, et où il constate que l’ennemi est en retraite.

M. le maréchal duc de Broglie ayant été instruit, dès une ou deux heures après minuit, que l’armée des ennemis étoit en marche, on battit la générale au camp françois. A huit heures, l’armée en partit et vint camper la droite en avant du centre qu’avoient occupé les ennemis au camp de Sachsenhausen. Tous les bataillons de grenadiers et chasseurs, formant une division aux ordres de Mgr le prince de Condé (06), furent poussés à une demi-lieue en avant de l’armée et trois de ces bataillons furent poussés à un demi-quart de lieue du prince, lesquels servoient d’avant-garde ; les bataillons campèrent sans les équipages, tous les officiers sous des canonnières. Le bataillon de la brigade de Picardie en étoit.

Comme l’on a vu que j’avois voyagé toute la nuit, après un repas des plus frugaux, je me couchai sur la paille ; appétit, comme l’on dit fort bien, vaut mieux que bonne chère ; il en fut de même pour le lit : à neuf heures je dormois et ce sommeil fut jusqu’à cinq heures du matin. Je quittai ma paille, je me secouai et fus prêt. Comme tout étoit tranquille, je me mis à déjeuner, persuadé que nous marcherions peut-être bientôt. Je n’avois pas mangé le tiers de mon pain et bu un coup que j’aperçois Gelb, l’aide-major de notre bataillon, qui me dit : " Le peloton de Saint-Maurice va marcher, les chasseurs en font moitié, dispose-toi. " - " Je suis prêt ", lui dis-je.

Il bruinoit ; alors je prends ma redingote, j’en couvre de mon mieux mon fusil et me rends à ma compagnie, qui se disposoit à partir. Les quatre troupes étoient prêtes, c’est-à-dire une compagnie de grenadiers et une de chasseurs du régiment des Gardes françoises, une de grenadiers et une de chasseurs du régiment de Picardie. Ces quatre troupes, que M. de La Morlière conduisoit, marchent un petit quart de lieue pour arriver à un village nommé Hippenshausen, qui fermoit la gorge que nous avions parcourue, bordée de montagnes à droite et à gauche, couvertes de bois.

Comme nous sommes à une portée de fusil de ce village : " Restez ici et portez votre troupe contre la lisière du bois, en y plaçant plusieurs sentinelles ", me dit M. de La Morlière. Je commence à exécuter cet ordre ; je n’avois pas placé deux sentinelles et donné la consigne qu’elles devoient exécuter, que j’entends des coups de fusil qui se tirent au village d’Hippenshausen ; je monte sur un petit morceau de terrain plus élevé qui se présente et regarde du côté du village où l’on tire ; j’aperçois un homme à cheval qui, son chapeau à la main, me fait signe de venir à lui : je vois que c’est M. de La Morlière. Je ramène mes sentinelles, crie à ma troupe : " chargez vos sacs. " Je les joins et leur dis : " Les grenadiers de Saint-Maurice, avec lesquels nous sommes de peloton, sont attaqués ; montrons-leur qu’ils ont en nous de bons compagnons. "

Les coups de fusil se multipliant à cette attaque et M. de La Morlière [continuant] à me faire signe d’arriver, je pris un pas de course, par un chemin étroit. Mes chasseurs, chargés de leurs sacs et de leurs armes, chacun d’eux allant selon sa force et sa légèreté, il devoit en naître ce qui fut, que toute ma compagnie se trouvât sur une seule file.

Arrivant à l’entrée du village, j’y trouvai le peloton des Gardes françoises à droite et de là fusillant mal à leur aise une troupe d’ennemis qui occupoient un verger en face de l’entrée du village ; la compagnie de grenadiers de Picardie à gauche de cette même entrée, mal à son aise aussi et fusillant les uns sur le verger dont je viens de parler, d’autres dans une petite ruelle de traverse à leur gauche, l’espace de l’entrée du village vide et une mare d’eau bourbeuse de deux toises de large sur quatre à cinq de longueur. Je me tourne et, voyant que je n’ai pas d’autre route à prendre pour arriver au verger vis-à-vis, d’où partoit un feu vif, et de tourner ledit verger (car, par son devant, impossible de le monter, la haie relevée en terre présentant comme un mur de dix pieds de haut), je crie : " A moi, chasseurs ! " Je traverse cette mare, où je n’eus de l’eau que jusqu’aux genoux ; je marche rapidement à la pointe de ce verger, où je m’aperçois que ceux qui le défendoient se pressoient de me tirer et de l’abandonner.

Un chemin se présente à gauche, je le prends ; il étoit montant et j’allois être de niveau par le terrain avec le verger, dont la face du côté du village paroissoit si redoutable. J’observai que le mauvais ordre de ma compagnie, à la file un à un, la prolongeant, faisoit penser aux ennemis que ce qui arrivoit étoit très nombreux. Dans ce verger, j’aperçois un officier en écharpe, qui m’avoit l’air d’y commander ; je crie : " A l’écharpe, à l’écharpe ! " Dans le moment, cet officier se perd dans la foule de ceux qui se sauvoient.

J’avance encore quelques pas avec le projet de continuer à tourner et couper, si je le pouvois, les troupes à ma droite qui fuyoient, lorsqu’au même instant, il me semble entendre parler allemand à ma gauche et derrière moi ; je me tourne et vois une compagnie de grenadiers (leurs bonnets me les désignant être tels) ; elle étoit hessoise. Par ce petit arrêt, je me trouve seul ; les dix ou douze premiers chasseurs qui me suivoient, ne s’apercevant pas que je m’étois arrêté, suivoient les ennemis qui étoient à droite, où j’avois désigné l’officier à l’écharpe.

J’ai dit que la compagnie de grenadiers de Saint-Maurice faisoit feu dans une petite ruelle à leur gauche ; c’étoit contre cette compagnie hessoise, qui gardoit ce débouché et vis-à-vis laquelle je me trouve seul l’espace de trois ou quatre minutes, à trente pas d’eux. Voici à quoi j’attribue leur première indécision : ma redingote étoit rouge et ils me prirent pour un Hanovrien, puisque la troupe à leur gauche l’étoit. Revenus de leur erreur, toute cette compagnie fait haut les armes. Seul et plus leste qu’eux, je les mets en joue et, sans tirer, je promène le bout de mon arme sur tout leur front, les menaçant par là chacun en particulier et pour que chacun d’eux pût croire que mon coup de fusil étoit pour lui. Dans cette critique position, ils me tirent successivement leurs cinquante coups de fusil, car ils étoient ce nombre ; ce qui les y porta, c’est qu’ils me voyoient toujours debout et que chacun espéroit de me jeter par terre.

Cette fusillade fit que dix ou douze de mes chasseurs, qui étoient ceux du centre de ma compagnie, se portèrent à moi, auxquels je dis : " Suivez-moi, ils n’ont plus de feu ", et rapidement je marche à eux ; ils prennent la fuite au pas de course, moi et ces dix ou douze chasseurs après. Le premier que je saisis, le prenant par la banderole de sa giberne et le tirant avec force, je le jette à la renverse, disant à mes chasseurs : " Ramassez. " Très vif à la course, m’y étant exercé aux jeux de camp, je prends et renverse de la même manière quatorze de ces grenadiers, en disant toujours : " Ramassez ! ", ce que mes chasseurs exécutoient. Le reste de cette troupe gagna en dehors la pointe de ce village.

Je dois dire ici que vingt grenadiers de la compagnie de Saint-Maurice suivoient à la file les derniers de mes chasseurs et que je me trouvois renforcé de quatre cavaliers démontés, depuis quelques jours ayant eu permission de servir à la première compagnie de grenadiers de Picardie, et de trois grenadiers des Gardes françoises qui avoient suivi ceux de Picardie, et du lieutenant des grenadiers de Saint-Maurice, un des braves officiers de fortune, nommé Tignolet (07), qui, pour récompense de ces services, est aide-major à Besançon, et son fils, à cette époque - 1788 - sous-lieutenant du corps du régiment de Picardie, faveur qu’il doit à la valeur père. Je fus donc fort aise de les trouver réunis à moi.

L’ expédition de la compagnie des grenadiers hessoise faite comme je l’ai dit, je me trouvai avec tous mes chasseurs, à l’exception de sept qui avoient été : un de tué et six de blessés. Je dis à Armand, sergent : " Prenez quatre chasseurs et conduisez ces quatorze grenadiers et ces deux chasseurs hessois à la première garde de camp, dont vous vous ferez donner un reçu, indiquant à celui qui vous le donnera de les faire conduire à la prévôté et d’en tirer un reçu qui servira d’échange avec celui qu’il vous remettra. " Je veux dire de suite que mon sergent Armand, trouvant toute la division du prince de Condé en mouvement lorsqu’il y arriva, conduisit lui-même ces seize prisonniers au prévôt, dont le soir il m’apporta le reçu. Ces quatorze grenadiers s’en furent tête nue. Leur bonnet étant très brillant, quatorze de mes chasseurs s’en étoient emparés et les portoient.

Revenons à la pointe du village, où les ennemis des différents points qui le défendoient s’étoient réunis, et ils étoient au moins 600 hommes. Nous établîmes avec eux une fusillade assez vive, à laquelle M. Tignolet, à côté de moi, eut laquelle, eut les chairs de la cuisse percées d’une balle, dont je fus très marri. A mon inquiétude, il me dit : " Ce n’est rien, il n’y a point de fracture ", et, à l’aide de son fusil, il marcha de quelques pas et me dit : " C’est aujourd’hui le 26 de juillet ; la bataille d’Hastenbeck se donna le même jour en 1757, j’eus le même coup de feu à l’autre cuisse ; je m’en tirai bien et j’espère qu’il en sera de même de celui-ci. " - " Allez-vous-en sur les derrières " lui dis-je, et j’ordonne à un grenadier de le soutenir sous le bras.

Voyant que la partie n’étoit pas égale avec ceux auquel j’avois à faire, je voulus essayer de les tourner et, comme j’eus avancé par ma gauche d’une vingtaine de pas et que j’étois sur un terrain un peu plus élevé, je vis derrière le village et ses vergers, à une distance de deux cents pas de ceux avec lesquels je me fusillois, l’aspect d’une armée sur trois lignes, et c’étoit toute l’arrière-garde de l’armée du prince Ferdinand et, sur le haut des hauteurs qui terminoient la petite plaine où étoit cette arrière-garde, soit encore partie de l’armée de ce prince, dont on voyoit flotter les drapeaux.

[Voyant], à tant d’aspect de troupes, [qu’il m’étoit impossible] de pousser plus loin les avantages des quarante chasseurs qui me restoient et environ quinze grenadiers, je pris le parti de laisser douze grenadiers ou chasseurs derrière une petite butte où j’étois alors, leur disant : " Continuez d’ici à tirer sur la troupe qui est à la pointe du village ; vous y serez à couvert et, pour faire feu sur eux, vous n’aurez que la tête qui le sera pas ; vous les incommoderez beaucoup et leur ferez grand mal, tandis qu’ils ne pourront vous en faire, et, supposé qu’ils marchent sur vous pour venir vous déposter, vous vous replierez sur moi. Observez que je vais me placer dans le chemin creux qui sort du village, pour gagner la campagne. "

Ce qui me décida à me placer ainsi fut que, dans ce même moment, je voyois qu’il se formoit deux colonnes de 2.000 hommes chacune, que je jugeois que l’une marcheroit par la gauche du village, l’autre par la droite, et que, l’embrassant de cette manière, ils l’eussent bientôt enlevé et pris ce qui seroit dedans. Comme mon intention n’étoit pas d’être fait prisonnier de guerre, que j’étois là l’arbitre de conduire les hommes à mes ordres comme cela me paroîtroit convenir, je me fourrai dans ce chemin creux, disant à mes soldats de garder de l’un à l’autre deux pas de distance, comme lorsque le jour de la Fête-Dieu on borde la haie avec peu de troupes. Montrant donc des chapeaux dans une longueur qui me quadruploit, j’en imposois aux ennemis.

A mesure que je plaçois mes hommes comme je le voulois, j’expliquois à chacun d’eux que nous tiendrions là tant que nous pourrions, qu’ils eussent attention d’avoir, en cas d’attaque, l’œil sur moi, qui serois à leur droite, et qu’à l’instant qu’avec mon chapeau je ferois signe de se retirer, chacun eût à monter l’autre rive du ravin derrière soi, que chacun eût à arranger le lieu par où il devoit monter pour que cela se fit lestement et que de suite, en chasseur; chacun eût à gagner le bois situé sur la hauteur, à deux cents pas de l’emplacement que nous occupions, que là on feroit face en tête, pour faire feu sur les ennemis s’ils nous suivoient.

Ces précautions prises, je me portai à mon poste ; de là j’y observai les ennemis.

Il faut dire ici que le temps de deux heures qui se passa pendant ce que je viens de décrire, la division de Mgr le prince de Condé eut ordre de se porter en avant ; l’avant-garde de ce prince avoit déjà marché, dont douze compagnies occupoient les hauteurs couvertes de bois à la droite d’Hippenshausen, faisant face au nord.

La colonne des ennemis formée vis-à-vis ce bois et ces hauteurs marche de suite et de bonne grâce pour y attaquer le détachement françois, qui fait feu sur cette colonne, ce qui ne l’arrête pas, et elle parvient au bois, chassant ce qui étoit devant elle.

Celle à la gauche finissoit de se former. Je préviens tout mon monde de tirer sur elle à la distance que je leur indiquai, en leur désignant un arbre à huit cents pas de nous. Je donnai exprès cette longue distance, pour avertir que j’étois attaqué. La colonne vient à nous, mon feu commence comme je l’avois dit ; la colonne avoit quatre pièces de canon sur son flanc gauche ; je voulois m’en faire tirer, ce qui réussit. La colonne s’approche de quatre cents pas de mon ravin ; là, elle s’arrête et tire douze coups de canon, après lesquels elle se remet en marche ; elle ne venoit pas d’une grâce merveilleuse, croyant ce chemin creux farci de troupes, mais, à ce moment, je fais le signal convenu pour gagner le bois, ce qui s’exécute promptement, et les ennemis, ébahis de voir qu’il ne sortoit de là qu’une soixantaine d’hommes, nous tirèrent encore quatre coups de canon.

Comme j’arrivois au bois, M. de Boisclaireau y menoit quatre bataillons de grenadiers et chasseurs qui prenoient poste de suite derrière une espèce de landwehr, de manière que la colonne, après avoir passé le ravin que je lui avois abandonné, pensant n’avoir à faire qu’à ce qu’elle en avoit vu sortir, essuya un feu des plus vifs, auquel elle ne tint pas deux minutes, et s’en alla infiniment plus vite qu’elle n’étoit venue, laissant plus de 100 hommes tués ou blessés très grièvement. Des deux décharges que fit la première troupe de cette colonne, un officier des gardes, le baron de Brosse, fut blessé légèrement à la jambe et un grenadier au bras.

La colonne qui avoit attaqué la hauteur et le bois de la droite d’Hippenshausen s’y maintenoit contre les douze compagnies de grenadiers et chasseurs, qui avoient pourtant perdu du terrain, mais, à ce moment, toute la division des grenadiers et chasseurs aux ordres du prince de Condé arrivant de renfort à ces douze compagnies, après quelque vingt coups de canon que le prince leur fit tirer, sa division marcha rapidement pour joindre les ennemis. Les douze compagnies furent divisées à droite et à gauche de la colonne.

Les ennemis, prévoyant et voulant éviter la charge qui alloit les accabler, se retirèrent au pas très précipitamment et rejoignirent l’arrière-garde du prince Ferdinand, que commandoit le général Wangenheim, avec peu de perte par l’impossibilité de les joindre. Après, il se passa trois quarts d’heure de station, que les ennemis employèrent à se retirer.

Le maréchal de Broglie envoya ordre que tous les grenadiers et chasseurs eussent à dépasser le village d’Hippenshausen et se mettre en bataille de l’autre côté de ce village, et, au moment où cet ordre finissoit de s’exécuter, le maréchal duc arriva à la tête des carabiniers, gendarmes et autre corps de cavalerie, lesquels, tournant les hauteurs et bois par où nous avions vu partie de l’armée et l’arrière-garde se retirer, se formèrent en bataille à la gauche de la division de Mgr le prince de Condé.

Pendant ce temps, Mgr le prince de Condé et M. le maréchal duc de Broglie parcoururent le front de la bataille de la division des grenadiers et chasseurs. Les quatorze bonnets de mes chasseurs qui portoient les bonnets des hessois qu’ils avoient pris, distinguoient particulièrement ma compagnie, réduite à moins de quarante hommes ; le prince et le général furent frappés de cette étrange coiffure, il fallut leur déduire qu’ils s’en étoient emparés en chassant les ennemis du village d’Hippenshausen, et le prince de Condé fit donner à ma compagnie quatre louis, à moi des compliments de la part de ce prince, auxquels le maréchal joignit les siens.

De cet événement, où j’aurois dû être tué, ayant été tiré par cinquante grenadiers tiré à trente pas de distance, j’en fus quitte pour la baïonnette qui étoit au bout de mon fusil, qui fut coupée d’une balle, et une seconde qui perça ma redingote à hauteur de la cuisse. Cette action m’enfla de courage, ce fut là ma première récompense ; mes chefs et mes camarades voulurent bien m’en savoir gré, comme les officiers généraux, particulièrement Mgr le prince de Condé et le maréchal duc de Broglie, comme j’aurai lieu de le dire.

Toute l’armée, qui avoit eu ordre de marcher, étoit à peu de distance de nous et, du moment qu’elle en fut assez près, la division du prince se mit en marche, laissant les hauteurs à droite et marchant toute la journée à la suite des ennemis sans trop les joindre, se contentant de tirer du canon sur leur arrière-garde.

A une lieue de Zierenberg et à son midi, étoit un bouquet de bois que nous laissions à notre droite ; quelques soldats s’y jetèrent pour des besoins ; l’un d’eux en ramena un soldat brunswickois, devenu son prisonnier ; par celui-ci on fut instruit qu’il y en avoit plusieurs autres qui, fatigués, avoient voulu s’y reposer. On fit investir ce bois, on le fit fouiller et on y ramassa soixante soldats fatigués ou éclopés.

La nuit prête à tomber, la division campa, sa gauche à environ une lieue de Zierenberg.

Le lendemain, la division de Mgr le prince de Condé se porta en avant, laissant Cassel à sa droite, à environ deux lieues. A près avoir tourné la forêt qui tient à la cascade, le maréchal duc de Broglie, empressé de revoir Cassel qu’il affectionnoit de reprendre, y marcha avec un corps de 18.000 ou 20.000 hommes. Les ennemis y avoient laissé un corps de 6.000 hommes, dont les derniers à l’évacuer essuyèrent quelques volées de canon, dont nous fûmes témoins de vue et d’ouie. M. le maréchal avoit envoyé ordre à Mgr le prince de Condé de gagner le Weser au-dessus de Cassel, pour qu’il eût à le passer au-dessous de Sandershausen et couper la retraite a ces 6.000 hommes.

Mais le maréchal, peu de temps après avoir envoyé ordre à Mgr le prince de Condé, lui manda de ne pas pousser plus loin sa marche, vu que les ennemis qui étoient Cassel étoient déjà à Munden, où ils s’étoient retirés ; que, quant à la division à ses ordres, il pouvoit la cantonner dans les villages qui se trouvoient à portée de Volmer, ce qui fut exécuté et les 18.000 ou 20.000 hommes qui devoient servir à l’attaque de Cassel, s’il se fût défendu, furent cantonnés aussi. C’étoit une gasconnade de cantonner partie de son armée, le prince Ferdinand ayant toute la sienne au camp de Calden, dont la droite étoit à deux lieues de Libenau.

A cette époque, du 28 au 29 de juillet, arriva de Versailles le coup de tonnerre qui disgracia M. le comte de Saint-Germain. Il fut si pénétré de se voir disgracié, avec toute l’injustice qu’il y croyoit, qu’il fit dire au maréchal de Broglie, qui lui avoit fait signifier l’ordre de rentrer en France, que, sa santé ayant besoin de repos, il partoit pour Aix-la-Chapelle, dont les eaux lui seroient salutaires, et, dès la première journée, il fit un paquet du brevet de son ordre auquel il joignit cordon et croix, avec une lettre, qui accompagnoit le tout, au maréchal duc de Belle-Isle, alors ministre de la guerre, et le lui adressa. La lettre ne pouvoit qu’être amère pour ce ministre, qui toutefois, sans s’en vanter, fit tomber tout son courroux sur l’audace du comte d’avoir renvoyé au Roi l’ordre dont il l’avoit honoré, et pour punir ce générale rebelle, on lui ôta son commandement du Hainaut et toutes ses pensions ; tous les objets réunis faisoient une somme de quatre-vingt mille livres de rente, y compris les douze mille francs qu’il avoit conservés, quoique le régiment de son nom eût été incorporé dans un autre.

Il s’ensuivit à l’armée d’autre malheurs : la division de 18.000 à 20.000 hommes à ses ordres, le commandement en fut donné à M. le chevalier du Muy, ami du maréchal de Broglie. Mgr le Dauphin chérissoit beaucoup ce lieutenant-général, qui avoit été un de ses menins.

Voilà donc M. du Muy placé à Warbourg avec la division qu’il commande.

Celle aux ordres du prince de Condé a ordre de se porter du coté de Weimar (08), ce qu’elle exécute. En avant de Weimar est un mamelon d’une hauteur prodigieuse, lequel est placé à son midi, et Weimar est derrière. Arrivée en face de ce mamelon, la division du prince s’y forma en bataille ; nous n’étions pas à trois quarts d’heure du camp des ennemis, placé en partie sur un plateau très élevé de l’autre côté de ce Weimar. A la sommité du mamelon dont j’ai parlé, paroissoit un nombre d’ennemis dont on ne pouvoit connoître la force, vu que la sommité de ce mamelon étoit couverte de bois ; il fut donc agité près du prince qu’il falloit les faire attaquer par une compagnie de chasseurs. Le bataillon des grenadiers et chasseurs de Picardie doit la fournir et c’est à moi d’y marcher. L’ordre reçu, je fais sortir ma compagnie de la ligne et je la porte à cent pas en avant ; j’en fais l’appel, il n’y manque personne ; je fais l’inspection de leurs armes, elles sont toutes en état.

Mgr le prince de Condé y arrive : " C’est donc vous, Monsieur de Beaulieu, qui allez attaquer le mamelon ? - Ma bonne fortune le veut, réponds-je, Monseigneur, et je m’en félicite ; j’ai ici dix Picards qui n’étoient pas à Sachsenhausen et Hippenshausen, mais ceux qui y étoient et moi répondons d’eux. " Le régiment, depuis deux jours, avoit remplacé ceux qui me manquoient. " Si les ennemis sont nombreux, me dit ce prince, je vous ferai soutenir et, s’il le faut, nous irons tous. " Pénétré de la bonté de ce prince et plein du désir de la mériter, je lui fis une grande révérence et fis à ma troupe le commandement de marcher ; arrivé au pied du mamelon, je l’arrêtai, je leur fis poser leurs sacs à terre et j’ordonnai que le dernier fusilier restât pour les garder ; je leur dis : " Vous voyez que toute la division des grenadiers et chasseurs, le prince et toute la troupe dorée qui l’accompagne vont avoir les yeux sur nous ; ils vont être les juges de ce nous valons. Pour avoir leur approbation, voici ce qu’il faut faire : nous monterons sans arrêt d’aucune espèce. Surtout je vous défends à tous de tirer un seul coup de fusil ; vous comprenez que si vous tirez vous voudriez charger votre arme, que vous seriez forcé de vous arrêter et que toute troupe qui attaque et qui tire avant que l’ennemi soit en fuite, c’est qu’elle a peur. Lorsque nous serons au haut de la montagne et qu’ils la descendront, je vous permettrai alors de tirer. "

Promesse faite qu’ils se conformeroient à cet ordre, nous commençâmes à monter et les ennemis, de très loin, commencèrent leur feu ; le terrain étoit couvert de pierres roulantes et la pente très rapide. Moi, qui étois d’une constitution leste, habitué en Vivarois à gravir des montagnes de ce même genre, j’y trouvois des difficultés qui ne m’empêchoient pas pourtant d’être toujours quinze pas en avant du plus avancé. Aux deux tiers de notre course, j’eus un chasseur de blessé. Continuant à monter et à trente pas avant d’arriver à eux, ils nous tirèrent leurs derniers coups de fusil, de manière que, lorsque nous fûmes au sommet du mamelon, ils le descendoient de l’autre côté et étoient déjà à cent pas de nous. Je dis à mes soldats : " Feu ! ", et à mesure qu’ils arrivoient, ils le faisoient ; ils m’avoient tenu parole. Nous n’eûmes qu’un chasseur blessé au haut de l’épaule et légèrement. Je fus content d’eux et eux d’avoir suivi mon ordre.

Je dis à Armand : " Allez trouver M. de La Rochethulon, dites-lui que nous voyons environ 300 hommes qui sortent de Weimar et prennent la direction d’aller à leur camp, que les hommes qui défendoient le mamelon au nombre de 40 hommes, laissant Weimar à leur gauche, vont joindre les 300 hommes dont ils avoient été sans doute été détachés ; vous lui ajouterez qu’on voit d’ici une majeure partie de leur camp, qui s’étend fort loin vers leur droite. Vous lui direz que je vous envoie à lui pour qu’il en instruise S. A. Mgr le prince de Condé. " Armand suivit l’ordre que je lui avois donné et vint me rejoindre.

Il étoit six heures lorsque j’étois arrivé au haut du mamelon ; j’y fus donc pendant plus de deux heures de grand jour et me disois : " Si, comme à Sachsenhausen, j’avois ordre ce soir de monter à ce camp pour y porter l’alarme s’ils y restent, ou être instruit de bonne heure s’ils en partent, examinons le terrain pour voir comment, pendant la nuit, je m’y prendrois. " Je m’étois bien trouvé de mes réflexions sur le terrain de Sachsenhausen.

Je vis donc que, laissant Weimar à gauche, j’arrivois à une petite maison à huit cents pas de l’entrée de Weimar, que ma carte de Rosière me désignoit être un moulin à eau ; que, passant le ruisseau, je me trouvois de suite au pied du plateau où étoit assise une partie du camp des ennemis et derrière eux un bois percé dans quelques-unes de ses parties. Weillnstadt et Calden étoient de l’autre côté de ce bois, qui n’avoit pas une grande profondeur. A la gauche de ce plateau, vers notre droite à nous, étoit de la cavalerie. Ce plateau, qui formoit un croissant rentrant, avoit, vers son milieu, un ravin très considérable, dont la naissance commençoit au haut du plateau, où étoit une petite plaine très unie. En cas d’ordre, ce ravin m’avoit frappé.

A la nuit qui commença à tomber, les ennemis établirent, à la tête de leur camp, de grands feux. Quoiqu’ils eussent tiré le coup de canon de retraite et cet appareil, des troupes de soldats que l’on voyoit de temps en temps autour de ces feux, étant près de dix heures, et l’abandon qu’ils avoient fait, en plein jour, de Weimar, tout annonçoit un départ prochain.

A dix heures, mon chasseur d’ordonnance près M. de La Rochethulon vient m’ordonner de sa part de quitter la sommité du mamelon où j’étois et de venir le joindre. Nous descendons par où nous montés. Au bas du mamelon, je rencontre M. de Boisclaireau qui, au bruit des pierres roulantes, étoit venu nous y attendre ; je fais faire un moment de halte pour attendre les derniers de mes chasseurs, car il étoit tout aussi difficile de descendre que de monter, les pierres échappant sous les pieds et les hommes tombant sur le cul ; pendant ce court intervalle M. de Boisclaireau me dit : " Vous avez bien, de votre poste, examiné le camp des ennemis ? - Parfaitement, lui répondis-je. M. le maréchal duc de Broglie désirant être instruit s’ils font, cette nuit, un mouvement, vous allez monter à leur camp ; pour cela vous aurez vos ordres les cinq compagnies de chasseurs de votre brigade et les quatre de chasseurs de celle de Champagne. Dans votre marche, vous laisserez le village qui est devant nous à votre gauche, vous pousserez jusqu’à un petit ruisseau non éloigné et, arrivé au bas du plateau, vous ferez vos dispositions comme vous le voudrez. L’opération que vous allez faire est dans les mêmes vues que celle à Sachsenhausen. Avec les neuf compagnies de grenadiers, dont vous commanderez les chasseurs, je vous suivrai de près. "

L’auteur fait cette reconnaissance, avant sous ses ordres M. Dehaitz (09), lieutenant, M. de Foucauld, capitaine de Picardie, et M. de Geoffre de Chabrignac (10), capitaine de Champagne. Ils ne trouvent pas l’ennemi et rencontrent seulement un convoi d’équipages, que M. de Boisclaireau les empêche de poursuivre (30 juillet).

Les grenadiers et chasseurs arrivés et placés d’où ils étoient partis, M. de Boisclaireau me dit : " Venez dans la maison ici à côté. " il en dit autant à M. de Gelb et nous l’y suivîmes, où, arrivés, il prit une écritoire et nous dit : " Je vais instruire M. le Maréchal de la marche des ennemis et comme il n’y a pas à douter qu’ils la dirigent sur Munden. " A ce moment, M. de Gelb étoit à parcourir la carte, placée sur une table. " Général, dit-il en mettant le doigt sur un embranchement de chemins dont l’un se dirigeoient à la forêt de Sabbabourg et Munden et l’autre sur Libenau, ils pourroient bien marcher à Libenau, y passer la Diemel et, tournant à gauche, se diriger sur Warbourg, y attaquer le chevalier du Muy qui y est campé avec la division de 18.000 à 20.000 hommes ci-devant aux ordres de M. le comte de Saint-Germain, lui donner un fort coup de patte et le culbuter dans la Diemel, le forçant de la repasser. " La réponse de M. de Boisclaireau fut de dire que Libenau étoit gardé.

M. le maréchal duc de Broglie, après l’événement fâcheux du 31 juillet, dont nous parlerons ci-après, soutint qu’il avoit ordonné que M. de La Morlière, lieutenant-général, s’y portât avec les trois bataillons du régiment d’Alsace, pour défendre et garder ce poste, et qu’en conséquence il avoit mandé à M. du Muy cette disposition ; que M. le chevalier du Muy en étoit si intimement persuadé que ce fut la raison pour laquelle il résista à tous les avis que Fischer lui faisoit passer coup sur coup que le prince Ferdinand et son armée passoient la Diemel à Libenau et qu’il ne doutoit pas que, vers l’après-midi du jour, il ne fût attaqué avec des forces si supérieures qu’il ne pourroit y résister. Tant il en fut, après l’événement de ce jour, que, pour justifier le maréchal de Broglie et le chevalier du Muy de la fatalité de ce que le général La Morlière ne s’étoit pas trouvé à Libenau avec les trois bataillons d’infanterie d’Alsace, ce général, s’il en avoit tout le tort et que sa faute fût de n’avoir pas exécuté l’ordre verbal qui lui en avoit été donné, fut sacrifié et quitta l’armée.

Il est bien certain que si M. de la Morlière avoit été à Libenau avec trois bataillons, cette petite ville, enveloppée d’un rempart et située dans une île que forme la Diemel, n’auroit pu être forcée aisément et que tout le bruit de canon et de mousqueterie qui s’y seroit fait, en supposant qu’elle eût été attaquée, auroit averti M. du Muy sur le parti qu’il avoit à prendre, n’en étant qu’à deux lieues et demie.

Revenons sur ce qu’exécuta le maréchal duc de Broglie le jour malheureux du 31 juillet.

M. de Boisclaireau, qui avoit fait monter au camp des ennemis la nuit précédente, étoit le quatrième officier supérieur qui, sur le front de l’armée, avoit eu le même ordre et l’avoit exécuté, et, par une suite de fatalités, tous les quatre, dans leurs redditions de compte à M. le Maréchal, s’accordoient à dire que la marche du prince Ferdinand étoit dirigée sur la forêt de Sabbabourg et Munden. M. le maréchal prouvoit, et par écrit, ces quatre redditions de compte qu’il avoit reçues, vers le point du jour, de ces quatre officiers supérieurs ; sans doute que tous les quatre étoient assurés, ou le croyoient ainsi, que Libenau étoit occupé par des troupes françoises ; ce qui portoit de plus fort M. le Maréchal à s’en rapporter à ces comptes rendus étoit sa certitude à lui que Libenau étoit gardé, il a été dit, puisqu’il en avoit donné l’ordre et surtout la retraite des 6.000 hommes qui étoient à Cassel, lorsqu’il y avoit marché, lesquels s’étoient retirés vers Munden du moment qu’ils avoient vu le maréchal dans la volonté de les attaquer à Cassel ; et la retraite de ce corps sur Munden lui paroissoit indiquer que le projet du prince Ferdinand étoit de se retirer sur le Weser, soit qu’il voulût le défendre, se tenant en avant de cette rivière, ou se couvrant d’elle.

Le maréchal, donc, persuadé de la marche des ennemis vers Sabbabourg et Munden, dès le point du jour donna ses ordres pour que l’armée se tint prête à marcher, les équipages devant la suivre. Il monta à cheval et, à la tête d’un gros corps de cavalerie, arriva à Weimar et, après avoir conféré avec Mgr le prince de Condé, il se porta en avant. Il étoit alors entre six et sept heures du matin ; la nuit et premières heures du matin avoient été de la plus belle nuit et du beau jour ; à peine M. le maréchal et le corps qui le suivoit eurent-ils dépassé Weimar qu’un brouillard des plus épais commença à s’élever et, lorsqu’ils parvinrent aux hauteurs et de Wilhelmstal, le brouillard fut si prodigieux que l’on n’y voyoit pas à quatre pas.

La division du prince de Condé se mettoit en marche pour suivre le corps que conduisoit M. le Maréchal ; elle reçut contre-ordre et ce corps de cavalerie resta en panne jusque vers midi, que le brouillard fut dissipé ; la division du prince se mit alors en marche. Cette marche annonçoit l’indécision par les haltes continuelles qu’elle faisoit de demi-heure et quelquefois d’une heure.

A six heures du soir, nous avions à peine fait deux lieues, lorsqu’une voiture très légère (c’étoit le cabriolet du maréchal dont il faisoit usage lorsqu’il étoit fatigué et que les chemin qu’il parcouroit pour ses reconnoissances le lui permettoient) se dirige où le prince étoit pied à terre ; à une certaine distance ce cabriolet s’arrête ; le maréchal et le comte mettent pied à terre ; le prince s’avance vers le maréchal ; ils causent tous trois ensemble ; le maréchal avoit l’air très préoccupé. La conversation fut courte ; le maréchal quitte le prince, remonte dans son cabriolet avec le comte son frère ; sa suite le suit, prenant un chemin qui étoit sur notre gauche.

Le prince annonce que nous allons marcher ; on fait le roulement qui l’indique et, d’après les tambours battant aux champs, la division se met en mouvement, prenant le même chemin que nous avions vu prendre au maréchal.

Tous les officiers, des uns aux autres, se disent à l’oreille que le prince Ferdinand, avec plus de 50.000 hommes de son armée, a passé la Diemel à Libenau, a attaqué à Warbourg M. le chevalier du Muy et qu’après un combat très vif, mais trop inégal pour ses forces, les troupes de M. du Muy ont été culbutées et obligées de passer la Diemel, en la guéant comme elles ont pu. Le régiment de Bourbonnois, dit-on, est celui qui a le plus souffert. Ce bruit répandu vient jusqu’au prince de Condé ; ce prince dit que ce fait étoit vrai, que M. le Maréchal, dans la conversation qu’ils avoient eue, lui avoit raconté cette action, où les troupes du Roi s’étoient conduites avec tant de fermeté et de valeur que la perte en tués et blessés étoit égale de part et d’autre et que, quoique attaquées par trois contré un, elles avoient fait leur retraite et passé la Diemel avec assez d’ordre et sans être suivies.

L’on a vu, par ce qui vient d’être dit, que le prince Ferdinand [étoit] instruit que Libenau n’étoit pas occupé, et connoissoit la position avantageuse qu’il auroit à Warbourg s’il dépostoit le chevalier du Muy ; [il savoit] qu’ayant des derrières immenses à cette position, il y trouveroit des subsistances pour jusqu’à la fin de la campagne et que le maréchal de Broglie, quoique supérieur en troupes, seroit forcé de finir la campagne, ce qui s’effectua. L’armée françoise, après avoir consommé tous les fourrages de cette partie, fut obligée de rétrograder vers ses derrières, comme il sera dit ci-après.

Le prince Ferdinand marcha la nuit du 30 de juillet au 31 par la droite sur Libenau, dont il s’étoit rendu maître la veille, et, au point du jour, son armée commença à passer, la cavalerie à des gués, et, tournant à gauche, avança en avant de trois quarts de lieue pour marcher par des terrains couverts. La droite de l’armée se trouvoit, vers midi, vis-à-vis Offendorf, à la droite duquel est une tour placée sur un plateau assez élevé, dont l’escarpement, qui est du levant au midi, communique à la Diemel, qui coule dans le vallon. Sa droite arrêtée là, il forma sa ligne et ses dispositions d’attaque.

L’épaisseur du brouillard le servit parfaitement à couvrir sa marche. Ses dispositions et tous projets d’attaque faits, il va la commencer. La droite de son armée peut par elle envelopper la gauche des troupes du chevalier du Muy. La marche du prince Ferdinand fut de sept lieues de trajet pour arriver à la fin heureuse qui la couronna.

Pendant sa marche, Fischer, placé à la droite de Warbourg avec le corps à ses ordres, d’heure en heure avertissoit M. le chevalier du Muy de la marche des ennemis et de leur passage de la Diemel. M. du Muy, dans la ferme croyance que Libenau étoit gardé, pensoit que ce ne pouvoit être qu’un corps de troupes légères et non toute une armée de 60.000 hommes, raison pour laquelle il resta immuable à son camp, qu’il avoit fait plier, et tous ses équipages avoient passé la Diemel. Il rendit compte au maréchal de sa position, mais fort tard et de manière qu’au moment où le maréchal en fut instruit, il n’étoit plus temps de l’aider de ses avis, encore moins du moindre secours, et lorsque l’officier qu’il avoit adressé au maréchal fut de retour vers Warbourg, il arriva au moment où le chevalier du Muy et sa gauche battus, toutes ses troupes, tant infanterie que cavalerie, passoient la Diemel, dont elles gagnèrent les hauteurs de la rive droite, s’y formèrent en bataille et y restèrent sans qu’un seul homme de l’armée du prince Ferdinand non seulement la passât, mais descendit des hauteurs de sa rive gauche.

M. du Muy, au moment que l’attaque commença à sa gauche, à la tour où étoit le régiment de Bourbonnois, adressa au maréchal un de ses aides de camp pour l ‘en instruire et, au moment où il vit que la gauche étoit forcée, il donna ordre à toutes ses troupes de se retirer, voyant que tout le front de l’armée des ennemis s’ébranloit pour marcher à lui, à quoi l’inégalité de forces le déterminoit. Il fit partir un autre officier pour l’en informer.

Cette action fut donc un poste abandonné et la gauche forcée ; les troupes ne furent pas du tout suivies, la perte en tués ou blessés fut d’égalité, mais la gloire fut au prince Ferdinand d’avoir si bien su dérober sa marche au maréchal de Broglie, de l’avoir si heureusement exécutée dans une marche de sept lieues. Il faut rendre justice aux talents de ce prince ; cette marche hardie lui procuroit une position si avantageuse qu’elle lui assuroit que la campagne seroit là finie.

Il faut dire aussi que, sans le brouillard d’une épaisseur comme on n’en a jamais vu, le corps de cavalerie avec lequel le maréchal [de Broglie] s’étoit porté en avant vers Calden, suivi de la division du prince de Condé, eût porté un préjudice étonnant aux équipages de l’armée du prince Ferdinand et au corps d’une partie des Hanovriens qui les couvrait, que l’on eût joints à Libenau avant qu’ils eussent pu passer la Diemel, ce qui auroit bien fait la balance d’avoir perdu la position de Warbourg...

La division de S. A. Mgr le prince de Condé, marchant ainsi qu’il avoit été convenu avec M. le Maréchal dans la conversation qu’ils venoient d’avoir, se dirigeant du côté de Warbourg, marcha jusqu’à dix heures du soir et, depuis huit heures, il y eut un orage suivi d’une pluie des plus abondantes, qui ne cessa de continuer jusqu’à Ersen, petit village où logea M. le prince de Condé [1er août]. Quant à sa division, elle passa la nuit au bivac, très fatiguée de la pluie abondante qu’elle essuya jusqu’à une heure du matin, où elle se calma.

A dix heures du matin, cette division quitta sa position et fut portée à gauche de l’armée à Welbach, de l’autre côté de la rive droite de la petite rivière dite Tuitsch, qui se jette dans la Diemel près de Warbourg, pour assurer la gauche de l’armée françoise appuyée à un bois, où les troupes légères d’infanterie ennemie s’étoient déjà jetées. Après les avoir chassées, on établit, à la pointe de ce bois, une brigade d’infanterie, dont la distance de Warbourg pouvoit être d’une demi-lieue.

L’armée resta dans cette position jusqu’au 21 d’août ; le 22, elle vint camper à Immenhausen et la division du prince de Condé à Mariendorf, où l’armée resta jusqu’au 13 septembre, qu’elle camper au camp retranché sous Cassel, où se finit la campagne. Les événements qui la terminèrent furent fâcheux pour les progrès que s’en promettoit M. le Maréchal et qui furent tous arrêtés à l’affaire de Warbourg.

On reprocha au maréchal que son amour pour Cassel avoit rendu cette campagne si peu avantageuse aux armes du Roi, que si, après l’abandon qu’en firent les ennemis, il n’eût pas commis l’imprudence de cantonner. partie de son armée, il se fût occupé de suite de suivre le prince Ferdinand ; il auroit vu combien il étoit possible à ce prince de se porter à Warbourg ; trente-six heures ou moins de temps l’auroient instruit que Libenau, qu’il croyoit occupé par M. de La Morlière et avec lui par trois bataillons, ne l’étoit pas et que, se tenant si près du prince Ferdinand, il étoit impossible [à celui-ci] de lui dérober sa marche comme il le fit et de passer la Diemel à la vue du maréchal. Telles étoient les réflexions de nombre d’officiers généraux et la raison vouloit que, si la conduite du maréchal eût été comme ils la fixoient, il eût certainement évité l’affaire de Warbourg, qui enfla beaucoup le courage des ennemis et porta de la tiédeur à l’armée françoise.

Ce n’est pas que le maréchal eût pu empêcher le prince Ferdinand de se porter de l’autre côté de la Diemel (qu’il eût pu passer à Trendelburg ou Helmershausen), mais, par cette nécessité, le maréchal duc de Broglie eût eu à sa possession tout le vaste et bon pays de la rive gauche de la Diemel, tandis que le prince Ferdinand et son armée n’auroient eu que la partie montagneuse et boisée, tant de la Diemel que du Weser, et, faute seulement de fourrage, ils eussent été forcés de perd re beaucoup de terrain ; mais ce prince eût été le maître d’éviter toute action décisive et les suites de cette campagne eussent été, aux consommations près, ce qu’elles furent, c’est-à-dire les environs de Cassel ménagés, ce qui eût épargné en dépense au Roi des sommes considérables pour l’approvisionnement de Cassel et Göttingue et peut-être mis les ennemis hors d’état de songer à entreprendre le siège de Cassel, comme ils le firent à la fin de l’hiver suivant, sans succès et à leurs détriment et pertes, à la vérité, mais il pouvoit en être autrement si les projets du prince Ferdinand eussent réussi.

Je dois terminer cette campagne par ce qui m’est réversible et m’intéresse, et dois dire que cette campagne m’acquit d’être connu de S. A. S. Mgr le prince de Condé et d’en recevoir plusieurs marques de bonté et des attentions distinctives lorsque Son Altesse m’honoroit de dîner avec Elle ; ma reconnoissance en étoit si plénière que j’eusse désiré avoir cent vies pour les donner toutes à l’exécution de ses ordres.

Je vais dire ici quelques uns de ses traits de bonté qui, émanant du sang auguste de nos maîtres, enflamment le coeur et élèvent l’âme du sujet à tout oser et entreprendre pour la continuité des succès et honneur de leurs armes.

Quelques jours après l’événement particulier d’Hippenshausen et du mamelon près Weimar, dont j’ai parlé, Son Altesse me fit prier à dîner. Le duc de Laval-Montmorency (11) y dînoit ce jour-là, avec lui dix autres officiers généraux, non compris ceux attachés à sa maison.

Je vais dire ici pour mes enfants, si leur projet est de suivre la carrière des armes (comme c’est le mien, n’y ayant pour eux d’autres états à suivre), pour que, servant à leur tour avec le zèle, l’activité et le désir de bien remplir leur tâche, ils n’épargnent ni leurs peines, ni leurs jours, que courage raisonné soit le flambeau qui les guide et que, comme moi, ils jouissent des approbations des princes qui, par leur naissance, tiennent au trône, des maréchaux de France qui commandent les armées et de tous autres généraux aux ordres desquels ils se trouveront employés ; il en naîtra de leur part des distinctions qu’ils trouveront plus satisfaisantes que les récompenses du Souverain, qui ne manqueront de suivre, sur la réputation qu’ils se seront faite près de tous les chefs de l’état militaire. Comme tout a un principe et un commencement, c’est près de leurs compagnons, dans le régiment où ils feront leurs premières armes, que leur émulation doit commencer à naître, en apprenant avec avidité tout ce dont ils doivent être instruits. [Ils devront] demander à servir aux troupes, comme par exemple aux chasseurs, qui, pendant la guerre, les mettront à même d’être employés avec les grenadiers plus souvent, et par conséquent de commencer à se faire une bonne réputation de brave officier, ce qu’on acquiert en désirant d’être employé de préférence aux autres. [Ils devront encore] plaire au corps des capitaines par les attentions que leur mérite l’ancienneté de leurs services et gagner leur estime. S’ils la méritent, ils acquerront par gradation celle du major, du lieutenant-colonel et rapidement celle du colonel qui, dans les circonstances où [ils seront] devenus capitaines par leur ancienneté, appuieront le mérite de leurs services près des inspecteurs, moyen sûr d’arriver à son tour à une majorité ou lieutenance-colonelle et de là à la généralité, selon la longueur et bonté de leurs services, leur zèle, une application suivie, des talents acquis par elle et une volonté sans borne pour le bien de ce même service. Tout cela réuni ne peut manquer de leur faire passer avec beaucoup d’agrément le temps de leurs services et de leur procurer la récompense qu’ils se seront acquise, que le prince donne avec autant de plaisir que peut en avoir celui qui la reçoit.

Je dirai donc que, pendant le temps de ce dîner, je m’aperçus que le prince jetoit de temps en temps les yeux sur moi et les miens rencontroient les siens ; c’étoit toujours pour m’offrir des plats à portée de cette Altesse ; je trouvois cette bonté si répétée, qu’elle m’embarrassoit, quoiqu’elle parût à mon âme bien douce. Le moment des vins de liqueurs venu, le prince en sert un verre au duc de Montmorency-Laval ; il en verse un second verre et, le remettant à son page : " Portez-le, lui dit-il en me désignant, à l’extrémité de la table où je m’étois placé, à M. de Beaulieu. " Cette marque distinctive que le prince m’accordoit, je ne pouvois la rapporter qu’au motif d’avoir plu à Son Altesse soit à Sachsenhausen, Hippenshausen, au mamelon près Weimar ou au camp de Calden, et cette jouissance, reversible au zèle dont j’étois animé, me parut amplement me payer, et au-delà, de tout ce que je devois en attendre et ce qui eût achevé de me déconcerter fut un regard jeté sur moi de la part de tous les officiers généraux qui étoient à ce dîner. J’acceptai ce verre et le bus sans avoir l’air de m’être aperçu de quelle manière il m’étoit venu. La modestie est une belle arme, j’y mis donc à cette circonstance toute celle que j’y devois et suis persuadé qu’avec elle je ne déplus à personne.

Pour prouver combien cette Altesse est mémorative, puisque je ne fis que cette campagne attaché à sa division, je dois dire qu’en 1765, cette Altesse visitant les places maritimes de Flandre, l’itinéraire sa marche la fit passer à Douai, où le régiment de Picardie étoit en garnison ; major de ce régiment, j’y commandois la garnison pour rendre les honneurs dus à un prince du sang, branche des héros. Le régiment étoit sous les armes et, lorsque le prince fut rendu à son hôtel, je fus à la tête de tous les officiers de ce corps pour l’assurer de nos respects et satisfaction de le revoir, ce dont moi particulièrement avois été privé depuis la paix. Voici les termes de bonté de ce prince : " J’appris avec plaisir, me dit-il, que vous étiez major du régiment de Picardie. Comment vous êtes-vous porté depuis nous servions ensemble ? "

Si j’avois été étonné du verre de vin de liqueur, je fus confondu ici de cette bonté inattendue ; une profonde révérence marqua tout mon respect.

Si j’avois été de ces officiers qui passent portion leur service à Paris, j’aurois été moins embarrassé, mais moi, à cette époque, qui ne l’avois jamais vu, habitant du Vivarois, pays sauvage (quelque élevées qu’en soient les montagnes, elles ne peuvent permettre qu’à peu de ses habitants de voir la cour et la capitale de son Empire), je n’avois pu admirer qu’aux camps de Flandre et d’Allemagne les prince qui y règnent.

Autre bonté du prince que je dois dire, pour que mes enfants s’inculquent bien dans le coeur et l’esprit combien il est doux de bien remplir ses devoirs, en mettant tout en oeuvre, courage, volonté et zèle, pour qu’aucun compagnon puisse mériter plus que soi, dans la sphère de services où ses moyens l’ont placé.

Par des arrangements de cour, en 1780, on recréa la charge de colonel-général de l’infanterie françoise et étrangère, qui fut donnée à S. A. S. Mgr le prince de Condé ; on y ajouta le régiment de Picardie, premier régiment de cette arme, dont Son Altesse fut colonel propriétaire. M. le comte de Lévis, colonel de ce régiment depuis dix-sept ans, s’empressa d’aller rendre ses hommages à Son Altesse, du moment que cet arrangement de la charge de colonel-général recréée pour le prince fut su, et il en fut instruit des premiers. A peine M. le comte de Lévis eut-il le temps de s’acquitter de son compliment que cette Altesse, après lui avoir répondu, lui demanda si M. de Beaulieu y servoit encore. M. de Lévis y satisfit en lui disant oui, à quoi le prince répondit qu’il en étoit bien aise, et M. le comte de Lévis, qui avoit fait M. de Beaulieu major et successivement lieutenant-colonel du régiment de Picardie, qui avoit de l’amitié pour le sieur de Beaulieu, ne manqua sur-le-champ de l’instruire de l’empressement que le prince avoit mis à savoir s’il servoit encore à ce régiment, comme de sa satisfaction en apprenant qu’il y étoit toujours, et ce fut à cette occasion que je reçus la lettre suivante du prince de Condé :

Le Roi, m’ayant fait l’honneur, Monsieur, de me nommer colonel-général de l’infanterie françoise et étrangère, a bien voulu ajouter à cette grâce celle de me donner le régiment de Picardie. L’intention de Sa Majesté est qu’il porte désormais le nom de Colonel-général de l’infanterie et que j’en aie le travail, seul et directement avec Elle ; je suis enchanté qu’un événement aussi flatteur pour moi me rapproche d’un régiment qui a mérité tant de fois, et particulièrement sous mes yeux, la réputation dont il jouit à si juste titre. Je me trouve bien heureux que l’honneur que je reçois me mette aussi intimement à portée de marquer à tous les officiers qui composent ce corps le désir extrême que j’aurai toujours de leur être utile en tout ce qui dépendra de moi et qui pourra se concilier avec le bien du service. Je vous prie de les assembler chez vous, Monsieur, et de leur lire ma lettre. Je désirerois aussi que les bas-officiers fussent instruits au plus tôt de cet événement et qu’ils apprissent en même temps par vous mon estime pour le corps, ma bonne volonté pour eux et le plaisir que j’ai de me trouver à leur tête. Il ne me reste qu’à vous assurer particulièrement, Monsieur, que j’ai pour vous tous les sentiments que je dois à votre mérite, à vos talents et à la manière distinguée dont vous servez le Roi.

Signé : Louis-Joseph de Bourbon. "

Et je conserve l’original de cette lettre, ainsi que plusieurs autres, que m’a procuré l’avantage d’avoir été lieutenant-colonel de son régiment Colonel-général l’espace de quatre ans, jusqu’à ma promotion au grade de maréchal de camp, le 1er janvier 1784.

Si je suis entré dans tout ce détail, c’est pour prouver à tout jeune officier qui naît à cent cinquante lieues de la cour et de la capitale, sans protection ni protecteur dans l’une ni l’autre, qui ne doit et ne peut espérer de s’en créer que par la manière distinguée, ou le courage, le zèle et une volonté décidée pour lui en procurer, que, réunissant toutes ces qualités pour bien servir son maître, avec des moeurs et une conduite mesurée, il doit être sûr de plaire à tous ses chefs, à tous les officiers généraux et aux princes les plus élevés de la nation.

J’ai dit qu’il faut avoir des moeurs : elles tiennent trop au courage et à la santé pour que quiconque désire servir avec fruit et parvenir à être quelque chose ne fasse tout pour se les conserver. Les anciens Germains, d’où viennent les François, évitoient tout commerce avec les femmes jusqu’à l’âge de trente ans passés ; amis des armes, ils savoient combien le commerce avec elles affaiblit et la vertu de l’âme et celle du corps ; ils s’en éloignoient, préférant d’être guerriers.

En effet, que peut-on tirer d’un corps affaibli par un commerce criminel avec elles ? Une santé chancelante, que le premier bivac, ou la première marche pénible met à l’hôpital, qui ne présente qu’un soldat qui peut à peine porter ses armes. Et comment pourra-t-il les mouvoir et s’en servir des huit ou dix heures de suite que peut durer une action ? Je sais que l’honneur le fera rester à son rang, mais que fera-t-il, incapable de porter des coups sûrs à son ennemi l’attaquant d’un bras fort, vigoureux et nerveux ? Bien loin de le prévenir, il ne pourra parer les coups qui lui seront portés et, percé de plusieurs, il mordra la poussière en lui rendant son âme.

Voulez-vous être brave et bon soldat, vous conserver une bonne santé ? Soyez vertueux et sage : à toutes les heures vous aurez courage et force, d’où naît la volonté. Voulez-vous des preuves ? Suivez Annibal dans ses victoires d’Italie : tant que son armée conserva des moeurs chastes, elle fut invincible ; un hiver passé à Capoue, où elle se livra au commerce des femmes, détruisit la force de tous ses soldats. Privée d’elle, le courage qui en est le fruit l’abandonna ; sa santé ne fut plus la même et, presque sans combattre, cette armée terrible, qui alloit faire Rome et son empire, s’évanouit et fut détruite par les seules fatigues du camp.

Voyez ces premières légions chrétiennes : la religion les rendoit chastes ; elles furent toujours invincibles, tant que, fidèles à leurs préceptes, elles les suivirent.

Faites l’analyse des différents peuples d’Europe seulement, vous y découvrirez que ceux qui sont chastes et dont les moeurs sont les plus pures, sont les plus braves et les plus propres à la guerre. Voyez cette poignée de Suisses, qui, enveloppés de grandes monarchies, ont su, au milieu d’elles, conserver leur liberté ; ils doivent cet avantage à la simplicité de leurs moeurs plus qu'à l'âpreté du sol qu'ils occupent.

Si vous voulez être guerrier, soyez chaste ! Si vous voulez que votre carrière soit durable, soyez chaste ! Si vous voulez que votre santé soit toujours bonne, soyez chaste ! Si vous voulez éviter partie des amertumes de cette courte vie, soyez chaste ! Enfin si vous voulez la considération publique, soyez chaste et, ce qui est plus important que ce que je viens de dire, si vous voulez plaire au Dieu que vous servez, soyez chaste !

Saint Jean fut celui de ses Apôtres qu’il chérissoit le plus. Pourquoi ? me direz-vous. C’est que de tous comme lui il étoit chaste. Ce précieux don du Ciel est inappréciable pour qui sait le conserver ; je vous y invite, bien sûr que j’ai raison. Cette vertu est nécessaire pour quelqu’état que l’on prenne, mais elle l’est infiniment davantage pour celui qui se destine au parti des armes. Voyez l’humanité dans son enfance : elle est craintive, parce qu’elle n’a pas de force. Voyez-la à l’âge de vingt à quarante ans : elle bouillonne d’activité et de courage, lorsque la maladie ne la travaille pas ; c’est qu’elle est dans la force, qu’elle conserve dans un âge plus avancé, suivant qu’elle conduit sa carrière. Voyez-la à l’âge de la caducité : tout s’y rapproche de l’enfance ; c’est qu’insensiblement, il ne lui reste plus que la force de l’enfant. Tel est son cours ordinaire.

L’armée, campée au camp retranché de Cassel, comme je l’ai dit, y termina cette campagne et il n’y eut d’autre événement militaire qu’un nombreux détachement composé de la division de S. A. Mgr le prince de Condé, du corps des carabiniers et autre cavalerie, qui furent joindre la division saxonne aux ordres du comte de Lusace, pour attaquer le général Wangenheim, campé, avec un corps de troupes ennemies d’environ 10.000 hommes, sur la rive droite de la Fulda et rive gauche de la Werra, lequel fit sa retraite, mais pas assez promptement, ce qui lui fit perdre six pièces de canon et un drapeau [19 septembre].

J’avois prévenu, vers la fin de cette campagne, M. le marquis de Bréhant, mon colonel, et saisi l’instant où il me disoit des choses très honnêtes sur le zèle que j’y avois montré, que mon désir seroit d’être employé pendant l’hiver et de commander quelque poste que d’usage l’on place en avant du cordon des quartiers de la première ligne ; que je sacrifierois à ce plaisir celui d’aller voir mes pénates, quoique j’y eusse quelques affaires négligées depuis près de cinq ans que je n’avois profité d’aucun semestre ni congé. M. de Bréhant, qui avoit de l’amitié pour tout officier zélé et particulièrement pour moi, entra avec empressement dans mon idée, m’y affermit par l’espoir comme sûr qu’il me donna qu’il m’obtiendroit ce que je désirois. En conséquence, je ne fis aucune autre démarche.

Tout eût été à mon désir, sans une contrariété de sentiment entre le comte de Broglie, frère du maréchal, et M. de Bréhant. Dans un souper avec plusieurs généraux, où la liqueur bachique n’avoit pas été ménagée, il fut question de la bataille d’Hastenbeck. Le comte de Broglie improuvoit par ses propos et méchamment ce qu’y avoit fait M. de Chevert. Ce général étoit l’ami de M. de Bréhant ; celui-ci, Breton et du vin dans la tête, se fit chevalier du général absent ; la dispute et même querelle fut on ne peut plus vive de part et d’autre. Toute la généralité présente eut bien de la peine à éviter qu’elle ne devînt sanglante, car il étoit constant que si pareille querelle se fût passée entre deux jeunes gens, la mort seule de l’un des deux devoit et pouvoit l’apaiser. Ce souvenir dans le coeur vindicatif et malicieux du comte de Broglie ne pouvoit manquer d’y rester.

M. le marquis de Bréhant ne parla donc en aucune manière de ce qu’il m’avoit promis et me laissa ignorer les motifs et raisons qui, selon son idée, l’empêchoient de pousser plus loin ma demande. Je patientai jusqu’au 15 novembre. Tous les semestriers partis depuis plusieurs jours pour passer en France, je parlai à M. de Bréhant pour savoir où il en étoit de mon affaire. Son embarras me fit croire qu’il avoit été refusé tout à plat et qu’il lui en coûtoit de m’en faire part. Je cherchai donc à lui dire que cette perte n’étoit pas irréparable, que, par des services meilleurs de ma part que ceux qu’il avoit été à même de pouvoir citer, cela se répareroit un jour par ceux que je pourrois rendre. J’étois donc le consolateur au lieu d’être celui qu’on devoit consoler.

Du même jour je fus chez le major-général pour y rencontrer plus promptement M. du Vivier, major du régiment, qui y dînoit et pour qui j’avois de la vénération et de la confiance. Je lui contai mon affaire. " Que je suis fâché, me dit-il, que votre cantonnement à Wolffhagen avec les grenadiers et chasseurs m’ait privé de vous voir depuis quinze jours ; je vous aurois dit et raconté la brouillerie du comte de Broglie avec M. de Bréhant et nous eussions pu trouver quelque moyen. - Non, lui dis-je, M. de Bréhant seroit peut-être compromis si on faisoit une demande à M. le Maréchal pour un capitaine de son régiment ; étonné avec raison qu’elle ne vînt de lui, il pourroit lui en demander le motif. Il y a apparence qu’il ignore cette querelle dont vous venez de me parler ; le comte, son frère, par qui tout passe, à propos du silence de M. de Bréhant, pourroit la lui rendre et le maréchal en prendre de l’humeur contre lui. J’ai un semestre, des affaires chez moi, j’irai y vaquer et partirai demain ou après. " Ce que j’exécutai et ce qui me détermina tout à fait est ce qu’il me reste à dire de relatif à cette campagne.

M. de La Rochethulon, commandant du bataillon des grenadiers et chasseurs de la brigade, homme du plus grand mérite, d’esprit et d’amabilité, et vieux militaire instruit, [étoit mon ami] ; M. de Gelb, brave et valeureux officier, plein de lumières pour la guerre, Alsacien de nation, tirant parti de tout l’avantage que lui donnoit [sa naissance] de bien parler allemand, étoit [aussi] mon ami depuis que nous avions commencé nos armes au régiment de Picardie, qu’il avoit joint une campagne après moi ; il étoit l’aide-major attaché à ce bataillon lors de notre séjour au camp de Cassel. Notre bataillon cantonné à Wolffhagen, Mgr le prince de Condé fit dire à M. de La Rochethulon de venir dîner tel jour avec MM. de Gelb et de Beaulieu chez lui à Cassel.

Nous vivions, M. de La Rochethulon, Gelb et moi, dans la plus grande intimité ; instruits du jour pour nous rendre à Cassel chez Son Altesse, nous partons ensemble. Chemin faisant, voilà ces deux Messieurs qui de bon coeur se félicitent ; je ne suivais pas leur conversation de bien près, dans l’idée où je fus entraîné d’abord, imaginant qu’il étoit question quelque fortune femelle, dont M. Gelb, l’Adonis de son siècle, étoit souvent le Bateur (?) par la beauté de sa figure, sa taille de cinq pieds dix pouces, son beau corsage et tout bien dans sa personne ; [je pensois] que le commandant cherchoit à s’amuser, mais M. de La Rochethulon [parloit de] la douce lettre qu’il avoit dans sa poche, du ministre de la Guerre ; [elle] avoit ébloui son esprit et, sans mystère, il la tira de sa poche et me dit : " Voilà de quoi nous nous félicitons. " Cette lettre ministérielle les instruisoit que sur le compte qu’il avoit rendu au Roi de la manière distinguée dont le bataillon de grenadiers à ses ordres avoit servi à Corbach et à Hippenshausen sous son commandement, aidé du sieur de Gelb, aide-major, le Roi lui avoit ordonné d’en marquer sa satisfaction à ces deux officiers, etc. Comme mon ambition étoit très modérée, il me fut aisé de me contenir, et je dis seulement : " Depuis quand avez-vous reçu cette lettre ? - Depuis quatre jours, me répondit-on. - Il y a donc quatre jours que vous vous félicitez ; c’est fort bien ; pour moi je dois me dispenser de le faire. " Le rouge me montoit au visage ; l’embarras de l’un et de l’autre me donna plus de froid que je ne m’en croyois susceptible. Je leur dis : " Encore quelques événements guerroyants et il y aura profit pour tous. ", et je changeai de propos, à quoi ils se prêtèrent. Il ne fut plus question de rien à cet égard et nous passâmes joyeusement notre journée.

De retour à notre quartier, nous nous séparâmes et ce fut à cet instant et rendu chez moi que je me livrai à mes réflexions sur la lettre ministérielle. De quel rapport l’ont-ils donc reçue ? Et, mettant tout pour eux, je me disois : " Le général, en rendant compte à la Cour, aura sûrement dit que tel et tel bataillon de grenadiers et chasseurs ont exécuté de point en point avec zèle et courage les ordres qui leur avoient été donnés ; on en a complimenté les états majors ", et, ne cherchant pas à approfondir davantage, je voulus m’en tenir à cette idée qui ne blessoit personne ; mais je me rappelai alors les premiers pas de ma carrière militaire, lorsqu’en 1746, à l’insu de mon oncle, comme je l’ai dit, et sur son refus, je marchai aux volontaires de l’armée, et la leçon qu’il m’en fit lorsque je fus de retour. " Je ne dois pas blâmer, me dit-il, la démarche que vous venez de faire, mais je dois vous dire qu’il est agréable d’aller à la guerre lorsqu’on commande en chef, quelque quantité de troupes que l’on nous confie, par la raison que si l’on fait quelque chose de bien, cela roule sur celui qui commande ; attendez donc d’être capitaine pour que vous puissez commander et avoir le profit de vos travaux militaires. " J’appréciai, à l’époque présente, tout ce qu’il vouloit me dire.

De plus, mes réflexions me faisoient penser que M. de La Rochethulon, voulant me faire part de sa satisfaction à la réception de cette lettre ministérielle, pouvoit, par des choses honnêtes, me dire : " Nous vous la devons. " Il eût dit vrai. Cette manière loyale de sa part m’eût si bien gagné qu’il n’eut trouvé en moi que des remerciements à lui en faire et que ma réponse eût été : " Commandant, je ne désire que des occasions à vous faire cueillir le fruit de vos longs travaux ; mon tour viendra après. " Et il m’eût répondu après ce qu’il eût voulu.

A sa place, j’aurois dit aux officiers à mes ordres : " Messieurs, voilà la lettre que j’ai reçue du ministre ; je vais la communiquer à notre colonel ; ensemble nous en ferons nos remerciements à M. le maréchal duc de Broglie qui nous l’a procurée et, comme de justice et de raison, devant vous, je dirai à ce général que c’est à vous autres qu’elle eût dû être adressée, puisque c’est vous autres qui avez agi et que les compliments vous en sont dus. " Une pareille démarche lui eut fait plus d’honneur et de profit que le petit compliment qu’il tenoit dans sa poche. Il avoit de l’esprit, mais le jugement ne fut pas pour lui dans cette circonstance, car il ne devoit pas ignorer combien, dans l’état militaire, on est sensible à se voir enlever un petit brin d’encens que l’on croit mériter et combien il en coûte peu et fait honneur à tout chef de rendre justice à qui elle est due ; [c’est] s’acquérir de plus en plus l’affection de ceux à ses ordres en faisant valoir et flattant les services qu’ils ont rendus, et les préparer à en rendre de plus profitables, dont, pour l’ordinaire, le chef a tout l’avantage et le profit [s’il est] digne de le recevoir par son talent, son mérite, son zèle, sa modestie, sa justice à prôner les officiers à ces ordres qui méritent et sans contredit sa plus pure récompense ; par là il les enflamme et tous se disposent de plus en plus au bien du service du Prince. Une conduite contraire refroidit et dégoûte. Chacun se dit : " Quoi ! notre commandant n’a pas paru à telle et telle circonstance, il en reçoit les compliments avec avidité, laisse, avec une complaisance injuste, croire que tout est émané de lui, ne dit pas un mot de M. tel ou tel, [alors] que l’action pour laquelle on le flattes est à eux seuls. " Cette impertinence maladroite fait tenir des propos qui, en amenant la vérité, font que le public, désabusé, le blâme, l’improuve et conçoit de lui une idée toute différente de celle qu’il lui avoit d’abord accordée.

Imbu et plein de ces fâcheuses réflexions, je me disposai à partir pour passer en France, ce que j’exécutai le 18 novembre, et entrepris avec regret un voyage de trois cents lieues, voulant passer par Lille en Flandre et de là gagner mes montagnes vivariennes, où j’arrivai le 17 du mois de décembre.

Je dois dire ici que, peu de jours après mon départ, M. le maréchal duc de Broglie, observateur des officiers auxquels il voyoit du zèle, de son propre et seul mouvement, se rappelant celui dont il m’avoit vu pénétré pendant cette campagne, (voulant employer M. de Gelb, frère de celui [qui étoit] brigadier à cette époque, qui l’avoit servi avec succès à la bataille de Bergen, comme cela a été dit), fit dire par ce frère à celui aide-major du bataillon des grenadiers et chasseurs du régiment de Picardie de se rendre chez lui, où, arrivé, il lui dit : " J’ai jeté les yeux sur vous pour vous employer, cet hiver, à la majorité de la place de Göttingue ; vous y serez sous les ordres d’un lieutenant de Roi et [aurez] pour commandant en chef M. le comte de Vaux, lieutenant-général (aujourd’hui maréchal de France) ; vous passerez de suite chez mon frère, le comte de Broglie, qui est instruit de cet arrangement, et il vous remettra la lettre de service que je vous ai fait expédier à cet effet. "

M. de Gelb, reconnoissant comme il le devoit, le remercia. M. le Maréchal, continuant, lui dit : " Vous voudrez bien dire à M. de Beaulieu de passer chez moi demain matin ; je veux l’employer dans un poste et reconnoître la manière dont il a servi cette campagne, et le mettre à même de servir plus distinctement, lui procurant en outre un bien-être. " La réponse de M. de Gelb fut : " Monsieur le Maréchal, il est parti il y a trois jours, mais si vous le permettez, je vais lui adresser un courrier qui le joindra à quarante ou cinquante lieues d’ici. " M. le Maréchal réfléchit un moment et lui dit : " Non, cet officier a sans doute des affaires chez lui. " Et ma bonne fortune expira là.

M. de Gelb, qui étoit mon camarade et mon ami, officier de mon âge, celui avec lequel j’étois le plus lié, par la justice mutuelle que nous nous rendions sur notre amour pour notre métier et notre façon de penser, toujours d’égalité sur tous les points, par notre jugement qui nous faisoit voir les objets du même œil, me fit part sur-le-champ de tout ce que M. le Maréchal avoit fait pour lui et dit à mon égard. Je reçus cette lettre en arrivant chez moi où je la trouvai. J’eus des regrets d’avoir fait une si longue route et m’aperçus, mais trop tard, combien j’avois mal fait de ne m’être pas présenté moi-même à M. le Maréchal pour lui demander d’être employé pendant l’hiver, comme M. le marquis de Bréhant s’en étoit chargé, surtout lorsque j’avois été instruit de son peu d’accord avec M. le comte de Broglie, et de cet exemple je me proposai pour l’avenir de faire mon profit, en demandant moi-même si l’occasion jamais s’en présentoit.

La place que M. le maréchal duc de Broglie se proposoit de me confier étoit le château d’Arenstein, à une lieue de Witzenhausen et quatre lieues de Göttingue, lequel poste fut confié à un capitaine de Champagne, M. de Verteuil (12), qui y fut attaqué l’espace de quarante-huit heures. Mais ce château, petit, étoit situé sur un mamelon fort roide ; les ennemis n’ayant que de l’artillerie de petit calibre et obligés de tirer de fort loin, cherchèrent un niveau par les hauteurs voisines et, leurs coups étant sans effet, se retirèrent [28 novembre]. M. le baron de Verteuil, aujourd’hui maréchal de camp, cordon rouge employé et commandant à l’île d’Olron, s’y conduisit parfaitement, comme depuis il a toujours fait ; il commença là sa fortune, en faisant connoître qu’il méritoit de la faire.

Je dois dire que ma reconnoissance de l’intention de M. le Maréchal en ma faveur fut extrême. Je passai l’hiver avec elle, dans le ferme désir de faire tout ce que je pourrois pour la lui montrer. Je n’avois pour cela que mon courage à lui offrir...

L’auteur consacre trente-quatre pages aux malheurs et à la mort de M. de Gelb, son ami, officier de Picardie, originaire d’Alsace (frère de M. de Gelb, aide-major, qui fut nommé lieutenant-général en 1784). Cet officier avait obtenu la majorité de la place de Göttingue, sous le commandement du comte de Vaux, depuis maréchal de France. Il autorisa trois sous-officiers, capitaines des portes de la ville, à prélever une légère redevance sur les denrées qui entraient en ville. Cette mesure vint à la connaissance de M. de Vaux, qui blâma M. de Gelb avec la plus grande dureté. M. de Gelb, ulcéré par ces reproches, se joignit à un détachement commandé par le comte de Belsunce et se fit tuer. L’auteur affirme que la probité de cet officier était scrupuleuse et en donne pour preuve la conduite qu’il tint dans une affaire de fournitures en 1758.

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Note 01 : Louis-Nicolas-Victor de Félix, comte du Muy, né en 1711 à Marseille, lieutenant-général en 1748, ministre de la guerre en 1774, mort maréchal de France en 1775.

Note 02 : L’Électeur Palatin.

Note 03 : Christian, baron de Glaubitz, lieutenant-général en 1762.

Note 04 : Charles-François, comte de Broglie, frère de Victor-François, duc de Broglie, IIIe maréchal de France du nom, et comme lui fils de François-Marie, duc de Broglie, IIe maréchal de France du nom.

Note 05 : Louis-Philippe Taboureau de Villepatour, lieutenant-général en 1780, commandeur de Saint-Louis, mort en 1781.

Note 06 : Louis-Joseph, prince de Condé, fils unique du duc de Bourbon, premier ministre de Louis XV, né en 1736, mort en 1818. Chef du corps d’émigrés connu sous le nom d’armée de Condé.

Note 07 : Jean-Baptiste Rignon de Tignolet, de Damanges (?) en Franche-Comté, soldat dans Picardie en 1747, sergent en 1753, sous-lieutenant en 1760, lieutenant en 1765. Une note M. de Rochambeau, inspecteur en 1763, le qualifie ainsi : " Très bon, a du détail. "

Note 08 : Petit village de Hesse, qu’il ne faut pas confondre avec la capitale saxonne.

Note 09 : Pierre Dehaitz, enseigne en 1755, lieutenant en 1756, capitaine en 1761, quitta le service en 1772 et devint lieutenant-colonel des Bandes béarnaises.

Note 10 : Jean-Baptiste-Joseph de Geoffre de Chabrignac, de Montélimar, lieutenant en 1748, capitaine en 1758.

Note 11 : Guy-André-Pierre de Montmorency, marquis puis duc (1758) de Laval, né en 1723, lieutenant-général en 1759, maréchal de France en 1783, mort en 1798.

Note 12 : Marc-Antoine, baron de Verteuil de Malleret, né à Bordeaux en 1720, lieutenant en 1743, capitaine en 1746, brigadier d’infanterie en 1762, lieutenant-colonel du régiment de Piémont en 1764, cordon rouge. Une note d’un inspecteur (1763) le dit " sujet de la plus grande distinction à tous égards ".

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