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CAMPAGNE DE 1762

Toutes les troupes des différentes armes sont en mouvement, dès le mois de mai, pour le rassemblement de l’armée, dont le rendez-vous est indiqué à Cassel et le camp établi sa droite en avant de cette ville et sa gauche se prolongeant jusqu’au village de Hallershausen [Helmershausen ?], au bas des hauteurs et bois de la Cascade.

Vers le 20 de juin, MM. les Maréchaux se déterminent à se porter en avant, font part de leurs projets à M. le marquis de Vogüé, maréchal-général des logis de leur armée et lieutenant-général des armées du Roi.

L’armée fait une marche le 22 de juin et se porte au camp marqué par le marquis de Voguë, suivant l’indication qu’il en avoit reçue de MM. les Maréchaux ; la droite en fut donc déterminée vers Mariendorf, le centre à Grebenstein et la gauche vers Selacten. Ce camp avoit été pris assez négligemment, MM. les Maréchaux ne voulant y rester que quarante-huit heures.

L’armée aux ordres du prince Ferdinand étoit campée, sa gauche se rapprochant de Trendelburg, sa droite vers Libenau. Ce prince, instruit de la marche de l’armée françoise pour se rendre et camper au camp déduit ci-dessus, ne perdit pas un instant, donna ses ordres et toute son armée, sur trois corps, passa la Diemel [24 juin] avec intention d’attaquer l’armée du Roi. Le corps de sa gauche fut dirigé par la forêt de Sabbabourg, celui du centre sur Grebenstein et celui de sa droite à Zwergen, Meisser ober Meisser, Westuffern, où il passa le ruisseau qu’il avoit eu à sa droite jusque-là.

Fischer, pendant la nuit, avoit fait, par plusieurs reprises, instruire MM. les Maréchaux comme quoi toute l’armée des ennemis étoit en marche, et, par ses derniers comptes, il les instruisoit que dans son entier elle avoit passé la Diemel. MM. les Maréchaux négligèrent tous ses avis, quoique Fischer leur mandât, par son dernier, qu’il avoit déjà perdu la moitié de son régiment, tués, blessés ou faits prisonniers et qu’avec le reste il se replioit sur l’armée et que, comme chargé de la partie des espions, il les instruisoit qu’au point du jour ils auroient sur les bras et à combattre l’armée du prince Ferdinand, qui marchoit pour les attaquer, que tous les rapports qu’il recevoit se réunissoient à cette opinion.

Malgré ces indications pressantes, il ne fut donné, pendant la nuit, aucun ordre et l’armée du Roi, restant dans sa position, ignora tout ce qui se passoit. Ce ne fut qu’au lever du soleil que par le bruit du canon elle fut éveillée et que chaque régiment prit les armes et forma la ligne, comme les colonnes ennemies paroissoient et qu’il n’y avoit plus à douter que l’on alloit être attaqué.

Sans attendre l’ordre, tout le camp fut ployé et les chefs des régiments firent, de leur mouvement, prendre la route de Cassel à leurs gros et menus équipages, et ceux de chaque brigade des différentes armes s’y rendirent sans perte d’un seul chariot ou bête de somme. Le quartier général, établi à Grebenstein, perdit quelques-uns des siens et la caisse militaire fût tombée entre les mains des ennemis avec une infinité plus d’équipages appartenant aux officiers généraux, sans le courage et l’intelligence d’un capitaine du régiment de Picardie infanterie, de garde de police au quartier général avec 50 soldats de ce régiment.

Quelques hussards des ennemis étoient déjà entrés dans Grebenstein ; il marcha à eux, fit faire feu dessus et en tua quatre ; les autres prirent la fuite et il fit fermer la porte par laquelle ils étoient entrés. Sur le rapport qu’on lui fit que la roue d’un chariot d’équipages avoit cassé, que ce chariot avoit versé sous la porte par où sortoient les équipages, que tous les autres chariots ou mulets étoient arrêtés et que rien ne pouvoit sortir de Grebenstein, cet officier se porta et ne vit d’autre remède que celui de mettre en pièces ce maudit chariot, d’en éparpiller les équipages et les laisser au pillage si ceux qui le conduisoient ne pouvoient les sauver. Ce qui le décida à cette exécution vive fut surtout la caisse militaire qui se trouvoit à la suite de ce chariot. Les ordres furent exécutés sur-le-champ et, le passage rendu libre, la caisse militaire, où étoit le trésor de l’armée, et les équipages des officiers généraux eurent liberté de sortir et d’être à l’abri d’être tous pris.

L'armée [étoit] en marche et s’éloignoit de Grebenstein ; les chefs ignoroient le danger où étoit la majeure partie des équipages du quartier général, et la mauvaise fortune que couroit la caisse militaire de l’armée, qui en contenoit le trésor. On dut donc à la fermeté, à l’intelligence de M. du Barquier (01), natif d’Antibes en Provence et capitaine au régiment de Picardie, le salut du trésor et une infinité d’officiers généraux [lui durent] la conservation de leurs équipages et l’honneur, à cet égard, aux deux maréchaux commandant l’armée.

L’un et l’autre comprirent l’obligation qu’ils devoient à cet officier, en firent un éloge pompeux et public, annonçant qu’il méritoit récompense, qu’ils se chargeoient de la faire obtenir et la demanderoient à cet effet, mais, gênés sans doute dans l’explication pourquoi (car il eût été trop évident, vis-à-vis du monarque, combien leurs soins avoient été négligés, d’une surprise si prompte et d’avoir ignoré la marche d’une armée de 70.000 hommes), ils alléguèrent, pour faire récompenser cet officier, les raisons qu’il leur plut d’exposer, et l’officier, une fois payé, obtint cinquante louis de gratification. Il étoit d’un genre à préférer les honneurs, c’est-à-dire une commission de lieutenant-colonel ; il en avoit même témoigné son vif désir à MM. les maréchaux d’Estrées et de Soubise, toute l’armée applaudissoit à sa demande, mais il eût fallu déduire au ministre toute la scène de sa vigoureuse aventure et celui-ci eût dû la mettre sous les yeux du Roi ; et c’est précisément ce que l’on vouloit éviter. Il fut même fait plus, car, pour une apparence qui pût diminuer le service qu’il avoit rendu, on répandit le bruit que dans la caisse militaire à peine y avoit-il 100.000 francs, chose incroyable, qu’on ne peut se persuader ; en effet, est-il possible qu’une armée de 70.000 hommes au moins, au début de sa campagne et à sa première marche, n’ait dans son trésor militaire que 100.000 francs ?

L’armée françoise étoit en pleine marche de retraite. Elle se réunit sur les hauteurs d’Immenhausen et de là elle pouvoit agir, comme je vais le [dire] et comme [le dit] M. de Clausen, lieutenant-général.

Cet officier, si chéri du maréchal duc de Broglie, qui rendoit tant de justice à ces talents, avoit toujours servi avec tant de succès, qu’il devoit à ses talents. " L’armée du Roi, disoit-il, réunie sur les hauteurs d’Immenhausen, MM. les maréchaux pouvoient choisir celui des trois corps de l’armée du prince Ferdinand qu’ils vouloient écraser, s’y porter rapidement, et celui des trois choisi eût été détruit en moins de demi-heure sans que les autres deux corps de l’armée ennemie pussent arriver à son secours. "

Ces trois corps [étoient] éloignés les uns des autres d’une lieue, ce qui fait que j’en conclus qu’il y avoit trois manières de battre le prince Ferdinand et de gagner la bataille. Notre retraite fit donc qu’il n’y en eut point et que l’on se canonna de part et d’autre. La brigade aujourd’hui d’Aquitaine-infanterie fit une charge heureuse sur une colonne angloise qui, par un à-gauche, avoit formé la ligne ; cette brigade la perça et dissipa par une impulsion des plus vives à la baïonnette. Le vicomte de Broglie, parent éloigné du maréchal, étoit le colonel commandant de cette brigade, et j’observe avec plaisir que, le jour de cette charge, le régiment d’Anjou, aujourd’hui Aquitaine, étoit dépourvu de ses grenadiers et chasseurs (cette observation faite pour tout chef qui dans l’avenir voudra tirer parti du caractère de la nation françoise et éprouver ce qu’elle peut lorsqu’on lui fait mettre en oeuvre l’usage de la baïonnette, si conforme à sa vivacité et à son usage de combattre, toujours de sang-froid, sans secours d’eau-de-vie ou d’autre liqueur forte).

Cette brigade, jusque-là, avoit fait merveille, mais, voulant pousser son premier avantage, elle se porta sur une seconde ligne également angloise, sans nulle espèce d’arrêt pour rétablir son ordre, que son premier avantage avoit désordonné, et sans faire attention qu’elle n’étoit pas soutenue ; aussi il lui en arriva malheur et son courage servit à en faire périr une partie et à rendre prisonnière de guerre l’autre en masse.

Elle se présente à cette seconde ligne angloise, qui fait un feu vif et suivi sur elle. La ligne première qu’elle avoit percée, voyant qu’elle l’avoit été par une si petite troupe et voulant réparer sa première défaite, s’empresse de reprendre son terrain, et la valeureuse brigade d’Aquitaine, tout ordre rompu chez elle, se trouve enfermée entre ces deux lignes (02) ; on lui fait la proposition de se rendre, ce qu’elle exécute.

Les ennemis eurent un autre avantage, celui d’envelopper une brigade du corps des grenadiers de France, composée de douze compagnies de grenadiers, qui, sans coup férir, mit bas les armes et se rendit de prisonnière de guerre. Cette docilité fut une tache pour ce corps et comme il étoit d’une charge considérable à toute l’infanterie françoise, que, de plus, il y régnoit un grand vice d’indiscipline, lorsque M. le duc de Choiseul (03), qui avoit comblé ce corps de prérogatives, fut renvoyé du ministère, au mois de décembre 1770, - son frère, le comte de Stainville (04), aujourd’hui le maréchal de Choiseul, en étant le chef - le corps des grenadiers de France fut réformé dans les premiers mois de l’année suivante.

Là se terminèrent les pertes de l’armée françoise, qui se retira dans le camp retranché de Cassel, où elle séjourna environ quinze jours, le prince Ferdinand menaçant toujours notre gauche et donnant de vives inquiétudes à nos deux maréchaux pour la subsistance de leurs armées. Les principaux magasins [étoient] établis à Francfort. Cette crainte et d’autres prévoyances déterminèrent les maréchaux à évacuer la Hesse. On approvisionna Cassel de tout objet à y soutenir un siège, en garnison, vivres et munitions de guerre.

Ce fut à cette époque qu’il fut question d’envoyer M. de Boisclaireau, brigadier, avec dix-huit officiers, à Hirschfeld.

Depuis ma jonction à l’armée, venant de Göttingue, M. le maréchal duc de Broglie disgracié, ma sensibilité en avoit été si grande que, quelque désir que j’eusse d’être employé afin de continuer à donner des preuves de mon zèle pour le service du Roi, toute mon existence se réduisoit à regretter l’absence de ce général et, sans désir, j’étois décidé à rester à la phalange picarde et à y augmenter le nombre des observateurs des fautes que cette campagne sembloit nous promettre ; la première, dont nous venions de sortir, nous donnoit certitude pour l’avenir.

M. du Vivier, major du régiment, avoit été adjoint, la campagne précédente, sous M. le duc de Broglie, à M. de Guibert dans les fonctions de major général de l’armée, ce qui, pour l’hiver, lui avoit procuré la lieutenance de Roi de Mulhausen et un brevet de colonel. Je ne sais par quel alentour il continua, sous les nouveaux généraux, à être adjoint à M. de Cornillon (05) pour les détails de major général et j’attribue au seul besoin que l’on eut de ses talents d’être employé comme il avoit été la campagne précédente, sous le maréchal duc de Broglie.

J’ai déjà dit que cet officier supérieur du régiment où je servois avoit pour moi une prédilection marquée. Me rencontrant à Cassel, où j’avois été me promener, il m’appelle et me dit : " Je suis surpris que vous n’ayez pas encore paru chez M. de Cornillon pour vous faire inscrire sur le tableau des officiers qui demandent à être employés et guerroyer pour leur compte, car il me semble que ce qui auroit dû vous y porter est le poste qu’occupe un de vos concitoyens, M. le marquis de Vogüé : je sais qu’il a de l’amitié pour vous. " - " Oui, lui dis-je, dont je suis on ne peut plus reconnoissant, mais M. le Maréchal est à Broglie, j’en suis dans une léthargie parfaite et ne demande rien ; il m’a trop bien traité pour que cela me passe aisément ; je ferai ma campagne au régiment et là j’y attendrai les événements. " - " Vous avez grand tort, me dit-il : suivre votre pointe dans le genre de service que vous avez commencé est ce que vous devez faire. " - " Je vous rends bien des grâces, lui ajoutai-je. " - " Je vous préviens, me dit-il, que s’il se présente une occasion à vous faire employer, je la saisirai et vous ferai employer pour elle. "

De cette chaleur je ne pouvois qu’être reconnoissant, mais le souvenir des bontés de M. le maréchal de Broglie arrêtoit mon coeur et ne lui permettoit pas de chercher des hasards pour tout autre général, et mes remerciements à M. du Vivier persévérèrent à être les mêmes.

Deux jours après, il fut question d’envoyer un supplément à Hirschfeld, M. de Boisclaireau, avec lui neuf capitaines et neuf lieutenants, les uns et les autres destinés à être mis à la tête de 700 à 800 hommes, des convalescents de l’armée, qui s’y étoient amoncelés pour y chercher la santé : ils y étoient tous aux ordres d’un lieutenant de Roi, M. de Paradis (06), capitaine suisse, et d’un major, M. Dubois (07), capitaine du régiment de Bretagne ; à leurs ordres il y avoit de plus 100 cavaliers, hussards ou dragons de différents régiments de l’armée, dont le service et l’occupation étoient d’y rassembler des fourrages, et cette communication pour Francfort menacée portoit MM. les Maréchaux à cette précaution.

Le digne, honnête et plein d’amitié pour moi M. du Vivier vint au camp m’y trouver et me dit : " Je viens vous communiquer que je vous ai fait mettre sur la liste des dix-huit officiers qui, sans troupe, doivent partir pour se rendre à Hirschfeld avec M. de Boisclaireau, brigadier de votre connoissance, qui y va pour en commander la garnison et qui doit y employer ces dix-huit officiers, en formant des compagnies de 800 à 900 hommes qui y sont sans officiers, Hirschfeld étant le rendez-vous de tous les convalescents revenus des hôpitaux de Francfort ou de ceux de l’armée. " Je vis l’inutilité de faire un refus, je le remerciai en l’embrassant, lui ajoutant que j’allois attendre mon ordre de départ, et me disposai à cette course.

Le lendemain, les ordres nous furent remis ; ils portoient le rendez-vous où M. de Boisclaireau devoit nous prendre. Nous fûmes, pour ce détachement trois capitaines de Picardie, MM. de Rocqueval, de Beaulieu et de Saint-Vincent de Masclary (08), et un lieutenant, M. de Meynard (09).

A l’heure indiquée, cinquante hussards, qui firent notre escorte et qui devoient accroître la garnison d’Hirschfeld, nous joignirent et nous partîmes, côtoyant la Fulda toujours à notre droite. Vers une heure, nous arrivâmes vis-à-vis de Rothenbourg, d’où nous fûmes instruits qu’il y avoit couché un détachement de 600 hussards, que, jusqu’à dix heures du matin, ils avoient battu l’estrade sur la route que nous tenions, mais qu’à l’heure de dix, ils avoient repassé la Fulda et s’étoient repliés sur un corps aux ordres de mylord Gramby. Nous étions encore à trois lieues d’Hirschfeld, où nous nous pressions d’arriver, crainte de quelque mal-rencontre, n’y ayant que la rivière de la Fulda, guéable dans la plupart de ses parties, qui nous séparât du corps de mylord Gramby, dont la force étoit de 12.000 hommes.

Comme nous continuions à marcher pour notre destination, nous découvrîmes, à proximité de nous, quatre hommes à cheval qui venoient à nous ; une petite troupe de huit de nos hussards fut envoyée au devant d’eux ; c’étoient quatre hussards ennemis de la troupe de Luckner, qui, s’apercevant que nous étions François, cherchèrent, par la course, à éviter les nôtres qui alloient à eux. Les nôtres les suivirent plus d’une lieue et demie et nous perdîmes de vue les uns et les autres.

Nos huit hussards ne nous joignirent qu’à Hirschfeld, ayant pris deux des quatre hussards qu’ils avoient suivis avec tant d’acharnement, et, par eux, nous fûmes instruits qu’ils étoient du détachement qui avoit passé la nuit à Rothenbourg et dont 300 hussards avoient battu l’estrade toute la matinée sur la route que nous tenions. Nous dûmes donc à la fortune de les avoir évités, ce qui accrut notre satisfaction d’être arrivés sains et saufs à Hirschfeld.

M. de Boisclaireau, suivant la patente qu’il en avoit, prit le commandement de la place, où il trouva 800 hommes de tous les régiments de l’armée et, de plus, 120 hommes à cheval. Il commença par extraire de l’infanterie 120 hommes et, des cinquante hussards, vingt. Ces deux troupes furent confiées à M. de Rocqueval, premier capitaine des officiers aux ordres de M. de Boisclaireau, et, deux jours après notre arrivée, ils partirent pour se rendre à Fulda, où ils devoient tout employer pour y maintenir la communication libre et assurée sur Francfort.

Ce détachement parti, je me trouvois premier capitaine et, en conséquence, quelques jours après, je fus détaché à mon tour, avec trente hommes d’infanterie, sans autres officiers, quinze dragons du régiment du Roi, avec eux un maréchal des logis, et fus envoyé au château de Friedwald, appartenant au prince de Hesse, maison de chasse, château à l’abri de tout coup de main, enveloppé d’un fossé de trente pieds de large et, dans toutes ses parties les moins profondes, avec six pieds d’eau : ce château situé à côté du village de Friedwald et très à proximité d’une forêt immense qui enveloppe l’un et l’autre, puisque les bois sont joignant à la vallée de la Quinche. Instruit d’ailleurs que dans le même château cinquante Autrichiens y avoient été enlevés, il y avoit deux ans, par un parti prussien, et me voulant faire profit de cet exemple, je logeai tout mon court détachement dans le château, j’en fis lever le pont-levis, comme un petit pont-levis à passer un seul homme de front, lequel même n’étoit baissé que lorsque j’en donnois l’ordre.

Je me fis fournir, par les habitants du village, des farines, des viandes salées, des légumes, de l’avoine et fourrages pour la subsistance de mon détachement, tant pour les hommes que pour les chevaux, et ce pour cinquante jours, en outre de la subsistance journalière qu’ils me livroient tous les trois jours, avec promesse qu’à mon départ, si je n’en faisois usage, je leur remettrois toutes leurs différentes provisions.

De précaution en cas d’attaque, je restai donc clos dans ce château pendant trois semaines, d’où je ne faisois sortir, à tous les points du jour, que cinq dragons, auxquels j’indiquois les villages qu’ils devoient parcourir pour avoir nouvelles des ennemis et savoir particulièrement de quoi s’occupoit un corps aux ordres d’un jeune prince de Brunswick, frère du prince héréditaire de ce nom.

Par mes petites patrouilles je fus instruit que les troupes aux ordres de ce jeune prince étoient continuellement occupées à mettre en magasin tous les fourrages que les bords de la Werra pouvoient leur fournir, comme tous les blés des pays qu’ils occupoient.

Certain de ce fait et prévoyant que cet approvisionnement annonçoit, pour la suite, devoir être employé pour le siège de Cassel, plein donc de cette idée, je fis part à M. le marquis de Vogüé, mon compatriote et maréchal-général des logis de l’armée, de toutes mes idées à cet égard. Je lui adressai mon paquet à Krumbach, où étoit alors le quartier général des maréchaux, et le lui fis porter par un des dragons à mes ordres, auquel j’avois donné un guide à cheval, bon fermier du village de Friedwald, l’ayant chargé de la sûreté de ce dragon, de son arrivée et retour, sous les menaces les mieux confirmées, dont sa femme, ses enfants et sa maison me répondoient.

Aussi le dragon et lui furent de retour le cinquième jour avec la réponse de M. le marquis de Vogüé ; il me remercioit des nouvelles que je lui communiquois, me disoit qu’il alloit se faire un vrai plaisir de les faire parvenir à MM. les Maréchaux, me disoit en forme de reproche, très obligeamment, qu’il n’avoit su que j’étois employé hors de ligne qu’à la réception de ma lettre et qu’il alloit s’occuper à me faire employer moins solitairement qu’il lui paroissoit que je l’étois à Friedwald.

En effet, quelques jours après, M. de Boisclaireau me manda de quitter Friedwald et de venir le rejoindre à Hirschfeld, ordre que j’exécutai, et, le matin seulement de mon départ, je mandai au château le bourgmestre et quelques principaux des habitants, auxquels, retirant les reçus que j’avois faits au premier des livraisons qu’il m’avoit faites, je les lui remis toutes, ainsi que les clefs du château et barrières, et partis de suite pour me rendre à Hirschfeld, où, arrivé, M. de Boisclaireau me créa capitaine des grenadiers et chasseurs de la garnison. C’étoit donc le ramassis des grenadiers et chasseurs convalescents de l’armée que je me trouvois commander ; de l’un et de l’autre le nombre, en étoit, y compris les bas-officiers, de quarante-huit : c’étoit la troupe d’élite de la garnison. Les autres capitaines étoient à la tête de quarante fantassins dont la plupart, par leur peu de santé et de force, eussent mieux figuré, vu leur état débile, dans un hôpital ; trois lieutenants suisses étoient à la tête, chacun d’eux, de trente hommes de leur nation ou des régiments allemands qu’on leur avoit confiés, à cause de la langue.

En tout et pour tout, notre garnison avoit sous les armes 400 fantassins, 170 maîtres des différentes troupes à cheval, pour chef un seul capitaine de hussards et des lieutenants de cavalerie et dragons ; de plus, 150 hommes à l’hôpital, hors d’état de tout service.

Quelques jours après mon retour de Friedwald, sur les sept heures du matin, nous rendant chez M. de Boisclaireau, j’aperçois sur la place une troupe de sept à huit officiers vêtus de bleu ; j’entends qu’ils étoient de la légion du maréchal prince de Soubise ; je vais à eux, j’y vois M. de La Motte (10), que je connoissois, je lui fais la bienvenue. Il étoit le chef de 200 volontaires de ce corps. Je lui demande quelle bonne aventure le menoit à Hirschfeld ; il me répond que, chargé d’une commission du maréchal prince et poussé, la veille, par une troupe infiniment supérieure du corps de Luckner, il étoit arrivé, vers les dix heures du soir, au moulin et hameau attenant de l’autre côté de la Fulda, c’est-à-dire à sa rive droite, Hirschfeld à celle de gauche.

Après un instant de conversation avec eux, je les quittai et entrai chez M. de Boisclaireau ; je lui parlai de la poussée qu’avoit essuyée M. de La Motte, lorsqu’au moment même arrive chez ce général un maréchal des logis de nos hussards, accompagné de deux autres hussards, qui lui annonce qu’il avoit laissé son capitaine à deux lieues d’Hirschfeld, en pleine retraite, vis-à-vis le corps de Luckner, qui paroissoit très nombreux tant en infanterie qu’en cavalerie légère.

Le général Boisclaireau, plein de cette nouvelle, demande vite des chevaux pour aller reconnoître lui-même ce qui se passe, et me dit : " Depuis que je suis ici, je n’ai eu le loisir que d’écrire soit à M. le maréchal prince de Soubise, soit à M. le maréchal d’Estrées, pour reddition de compte et nouvelles, de manière que je connois très peu la place où je commande et en M. Paradis je n’aperçois pas grandes ressources ; c’est pourquoi je vous prie de faire battre la générale, de placer les troupes sur le rempart comme vous le jugerez à propos, de placer un lieutenant et trente hommes à la redoute en avant de la porte de Rothenbourg et un capitaine aux deux redoutes et communication de la porte Notre-Dame. "

Comme il alloit monter à cheval, qu’il s’étoit déjà répandu que Luckner nous arrivoit avec 6.000 hommes pour s’emparer d’Hirschfeld, où il y avoit la machine infernale, composée de dix chariots venus de Paris en poste avec tant de frais et qui, par son moyen, devoit, disoit-on, incendier toutes les forêts incommodes de la Hesse, de plus, vingt-cinq caissons, des munitions de guerre en cartouches, boulets et poudre, quoique pas une pièce de canon, mais qu’il me paroissoit important de conserver au Roi, ce qui fit que, connoissant l’étendue du circuit de la place que nous avions à défendre avec si peu de monde, [je me décidai] à lui proposer de faire usage des 200 hommes aux ordres de M. de La Motte, capitaine du régiment de Soubise, et de lui ordonner d’entrer, lui et sa troupe, dans Hirschfeld.

M. de Boisclaireau saisit mon idée et me dit : " Mais où est-il ? " - " Je le vois sur la place et vais l’appeler ". Je m’avance et appelle M. de La Motte ; M. de Boisclaireau monté à cheval, nous joint ; il fait l’énumération à cet officier de tout ce qui se trouve dans la place, en lui disant qu’il y fausse entrer les 200 hommes à ses ordres ; M. de La Motte s’excuse en lui disant qu’il est chargé d’une commission de la part du prince de Soubise et qu’il faut qu’il la remplisse.

Ce M. de La Motte avoit servi quinze ans en Prusse ; il étoit rusé et fin ; pour ne pas arrêter sa fortune au service de France, il vouloit éviter toutes occasions où il y avoit apparence qu’il pouvoit être prisonnier de guerre, et persévéroit dans son refus. M. de Boisclaireau, de son côté, craignoit de se compromettre, si réellement ledit M. de La Motte étoit chargé par le prince, général de l’armée, d’une mission qui intéressât à un point capital.

Je voyois donc ces deux hommes s’observer et être indécis l’un et l’autre, ce qui me porta à dire à M. de Boisclaireau qu’il falloit aller au plus pressé ; que les différents effets appartenant au Roi qui étoient dans Hirschfeld, demandoient qu’ils fussent conservés, d’autant que, dans une retraite de l’armée, nous avions en farine de quoi la sustenter pour plusieurs jours, et, à demi-voix, je glissai à M. de Boisclaireau d’ordonner à M. de La Motte d’entrer, lui et sa troupe, dans Hirschfeld et, s’il s’y refusoit, de le faire arrêter.

M. de Boisclaireau, vif et violent, ainsi poussé, lui dit : " Monsieur, je vous l’ordonne. " M. de La Motte lui répondit : " Si vous m’en donnez l’ordre par écrit, j’obéirai. " - " Volontiers, Monsieur, lui dit le général ". Il se jette à bas de son cheval ; je lui fournis encre et papier, et, sur un banc de ceux de la place d’armes, il écrit l’ordre et le lui remet, remonte à cheval et part avec huit hussards pour aller reconnoître ce qui se passe.

M. de La Motte va chercher sa troupe, qui n’étoit pas à un quart de lieue de la ville, et, trois quarts d’heure après, il y arrive.

Pendant son absence, je fais battre la générale, je place les troupes en différents lieux du rempart ; je laisse une ordonnance sur la place, à laquelle je dis, lorsque M. de La Motte arrivera avec sa troupe, de les conduire à la porte Notre-Dame, où mon projet étoit de le placer avec cent hommes, tant dans deux tours qui flanquoient une brèche entre elles deux, d’environ soixante pas de front, radoubée seulement avec des saucissons pareils à ceux dont on fait les batteries, avec le vice [ ?] qu’on leur avoit donné pour suivre un talus, de manière qu’on y montoit et descendoit comme s’il y eût eu un escalier au haut duquel on avoit fait une tranchée, de manière que ceux dans le cas de défendre cette brèche étoient à couvert jusqu’au col.

Les cent premiers hommes de M. de La Motte furent là divisés, les autres cent à proximité sur leur gauche et suivant le rempart dans sa partie du midi ; un lieutenant et trente Suisses placés à la redoute en avant de la porte de Rothenbourg.

Moi, de ma personne et mes quarante-huit grenadiers ou chasseurs, je me portai hors la ville et fus me placer aux deux redoutes et leur communication, qui couvroient la porte Notre-Dame.

Comme je ne mis pas en doute qu’avant que d’être attaqué, nous fussions reconnus, que mon objet étoit d’en imposer et de paroître plus en force que nous ne l’étions, je plaçai douze hommes dans la première redoute, au haut de la hauteur faite pour contenir au moins deux bataillons ; des douze hommes j’en fis mettre huit en faction sur le parapet de la redoute ; à la communication j’en plaçai autres douze, dont huit en faction ; sur le parapet de la seconde redoute, autres douze, avec huit sentinelles également placées, avec ordre de les relever toutes les heures ; on les faisoit donc descendre pour les faire remonter, ce qui donna de l’inquiétude aux ennemis sur le nombre des troupes qu’il pouvoit y avoir dans cette partie, [inquiétude] prouvée par la manière dont, le soir, ils marchèrent pour attaquer et s’emparer de ces deux redoutes, que je ne pouvois avoir envie de défendre.

Dès la nuit tombée, je changeai mes dispositions comme suit : j’assemblai, sur l’angle gauche de la première redoute faisant face aux ennemis, toute ma troupe, tant grenadiers et chasseurs, que j’avois divisée aux deux redoutes et à la communication ; je plaçai le lieutenant à mes ordres, du régiment de la Vieille-Marine, avec dix chasseurs, sur ma gauche, pour veiller à l’escarpement sur cette partie aisée à gravir et éviter par ce poste de pouvoir être enveloppé. Quant à l’escarpement sur la droite de la redoute et de sa communication à cette place, à demi de la montagne impraticable le jour (et la nuit ne pouvoit que la rendre encore plus impraticable), j’y plaçai néanmoins un bas-officier, homme qui me paroissoit sûr, pour être, à tout événement, instruit de ce qui se passeroit à cette partie.

Les ennemis avoient commencé à arriver à portée de l’attaque qu’ils se proposoient dans cette partie, à sept heures du soir ; j’avois compté plusieurs drapeaux et les estimois au nombre de 2.000 hommes, lesquels se tinrent jusqu’à la nuit à une portée de canon.

Ma petite troupe disposée comme je viens de le dire, je préviens chacun d’eux de la manière dont il doit se conduire, ayant toujours pour désir de n’en pas perdre un seul.

Entre dix et onze heures de la nuit, nous entendîmes que l’on marchoit à nous et, peu après, une voix qui, parlant françois, disoit : " Ensemble, serrez, point de quartier. " En peu d’instants, j’aperçus la tête de la colonne et, au clair des étoiles, le luisant des baïonnettes. Mes soldats, prévenus de ne tirer que lorsque j’en donnerois l’ordre, l’attendoient avec confiance. Les ennemis arrivés à trente pas de nous, je fais tirer toute ma troupe, à quoi les ennemis répondent par une décharge très nombreuse et toute dirigée en l’air. Dieu sait combien, à ce moment, je regrettois de n’avoir pas à mes ordres 300 hommes seulement, pour tomber sur eux et les disperser, mais mon peu de force m’avoit fait donner pour indication à chaque soldat que le premier feu seroit le signal pour se retirer, longeant la communication à la seconde redoute, où chacun se plaçoit à son angle gauche, extérieurement, comme ils l’avoient été à la première, ce qui s’exécuta.

Nous y restâmes près d’une heure, pendant laquelle les ennemis s’emparèrent de la redoute, aisée à gagner puisqu’il n’y avoit pas un homme. A leur tour, ils longèrent la communication et arrivèrent à la seconde redoute, où ils furent reçus comme à la première, une fusillade de notre part, une plus nombreuse de la leur, et notre retraite que j’avois indiquée sur la porte de Rothenbourg, couverte d’une demi-lune, où nous arrivâmes sans la moindre perte et sans accident.

Je trouvai dans cet ouvrage M. de Saint-Vincent de Masclary, avec trente hommes. Je pris poste dans cet ouvrage avec désir d’y tenir ferme, vu qu’il étoit bon et bien palissadé. M. de Saint-Vincent me dit qu’il pensoit que la redoute en avant de lui, où j’avois un lieutenant suisse et trente hommes, avoit été attaquée et vraisemblablement prise, puisqu’il n’y avoit été tiré que quelques coups de fusil il y avoit plus de demi-heure, et que pas un de ces trente hommes ne s’étoit retiré sur la porte de Rothenbourg, quoiqu’ils en fussent sortis pour se rendre à la redoute. Je lui demandai si, de la demi-lune, il n’avoit pas entendu quelque bruit ; il me dit que non. " Ce silence annonce qu’ils font leurs préparatifs pour venir à nous, faisons les nôtres. " Ce dont nous nous occupâmes.

Je fis une petite réserve de vingt grenadiers, que je confiai au lieutenant du régiment de la Marine, lui observant que si, à l’attaque que nous allions essuyer, il y avoit nombre d’ennemis assez valeureux pour franchir les deux rangs de palissade dont notre ouvrage étoit fraisé, c’étoit à cet instant qu’avec la réserve il devoit les charger et la reculbuter dans le fossé, que pendant l’attaque il eût à veiller sur les deux faces de la demi-lune, pour exécuter ce dont nous convenions.

M. de Saint-Vincent et moi dîmes à chaque soldat la manière dont il devoit se conduire et eûmes la satisfaction de les voir tous désirer d’être attaqués, ce qui ne tarda pas, car, l’instant d’après, les ennemis marchèrent à cette demi-lune. Notre feu fut continuel sur la direction du bruit que nous entendions et sur quelques-uns des ennemis qui se portèrent jusque sur le bord du fossé, mais aucun ne se hasarda d’y descendre et, après une attaque d’une petite demi-heure, ils se retirèrent et il n’en fut plus question.

Comme le silence étoit absolu de ce côté, M. de Boisclaireau, qui craignoit avec raison d’être bientôt attaqué dans la partie de la porte Notre-Dame et à l’endroit de la brèche dont j’ai parlé, nous envoya ordre de quitter la demi-lune et de rentrer dans la ville, ce que nous fîmes.

Je fis dire à M. de Boisclaireau que j’étois avec les grenadiers et chasseurs, dont je n’avois pas perdu un seul, à la parade que j’avois faite aux deux redoutes et communication en avant de la porte Notre-Dame, [et lui fis demander] s’il avoit quelques ordres à me faire passer pour me porter ailleurs, où je pouvois plus utile que d’être sur le rempart de la porte de Rothenbourg, inaccessible par sa hauteur, puisqu’il eût fallu des échelles de plus de quarante pieds de haut et que M. de Saint-Vincent, avec près de cinquante hommes à ses ordres, étoit plus qu’en force pour cette porte.

La réponse de M. de Boisclaireau fut que j’eusse promptement à le joindre à la brèche de la porte Notre-Dame, sur laquelle les ennemis avoient déjà tiré trente coups de canon.

J’eus bientôt joint M. de Boisclaireau à la brèche, là, dans la tranchée pratiquée dans le terre-plein du rempart, il y avoit trente hommes du détachement de M. de La Motte. J’y joignis quinze chasseurs de plus et gardai trente et quelques hommes, restant de ma troupe, que je plaçai en réserve, pour charger et culbuter les ennemis, s’il arrivoit qu’ils tentassent de monter par cet endroit.

M. de La Motte occupoit, avec quarante hommes, la tour et plate-forme de la porte Notre-Dame, qui flanquoit merveilleusement bien tout le flanc gauche de la brèche, qui l’étoit par sa droite d’une autre tour, où il y avoit vingt hommes de ses volontaires.

Dans cette position, nous attendions l’effort ennemis, et, suivant qu’ils devoient le faire, M. de Boisclaireau devoit venir à notre aide avec soixante hommes qu’il tenoit tout disposés à cela, placés entre la porte Notre-Dame et celle Saint-Denys, et autres soixante placés entre la porte Notre-Dame et celle de Rothenbourg, car la brèche étoit réparée fort négligemment, dont les ennemis en devoient être certainement instruits et ne pouvoient manquer d’y diriger leurs principales attaques, comme je le dirai ci-après, après avoir rendu compte de la course de M. de Boisclaireau, parti dès le matin pour aller au-devant d’eux, les reconnoître et juger des intentions d’un corps considérable qu’on lui annonçoit se diriger sur Hirschfeld.

Sa marche pour reconnoître les plus avancés fut d’une heure et demie, ayant joint précédemment le capitaine des hussards qui l’avoit fait avertir, qui lui dit que cette première avant-garde n’étoit guère que de soixante hommes à cheval, qu’à mesure qu’elle se portoit décidément pour menacer ses derrières, il cédoit du terrain et changeoit sa position ; que souvent cette cavalerie faisoit des haltes, qu’en cela il l’avoit imitée, se réglant absolument sur ses mouvements et n’ayant pas voulu se compromettre en rien, sûr que le corps qui suivoit cette avant-garde étoit très nombreux et que les rapports qui lui avoient été faits par un paysan à sa dévotion, dès le point du jour, étoient que Luckner en étoit le chef et qu’en outre de son corps, il y avoit d’autre infanterie et cavalerie. M. de Boisclaireau parla à ce paysan, qui étoit l’espion dont le capitaine des hussards avoit fait usage pour avoir nouvelle des ennemis. Le rapport que lui avoit fait M. de La Motte et l’obligation où il avoit été, la veille, de se retirer sur Hirschfeld étoient une indication à croire à la nouvelle du paysan.

Il se détermina à se porter sur ses derrières avec les troupes de hussards et à gagner une éminence très élevée, laissant en avant de lui un terrain de demi-lieue très découvert, d’où il ne seroit d’Hirschfeld qu’à environ trois quart de lieue, où, arrivés, ils restèrent près de trois heures sans apercevoir un seul ennemi, n’ayant pas même été suivis par les premiers en panne devant eux, ce qui donna à penser à M. de Boisclaireau que cette direction et inaction de leur part cachoit des projets et n’étoit que pour établir la confiance.

Il ne se rebuta pas d’attendre, et ce fut entre quatre et cinq heures du soir que cette même cavalerie du matin, mais triplée en nombre, parut dans le découvert en avant de M. de Boisclaireau. Quelle supériorité qu’elle eût sur la troupe qui lui étoit opposée, elle ne chercha pas trop à s’en approcher, manoeuvrant de manière à pouvoir découvrir ce qui étoit sur le derrière des nôtres, et, à peu d’instants de là, parut une tête de colonne en cavalerie, qui se porta rapidement en avant. M. de Boisclaireau tint encore ferme, ce qui continuoit d’en imposer aux premières troupes vis-à-vis des nôtres, que les ennemis pouvoient soupçonner plus nombreuses.

L’infanterie ennemie commençant à se prolonger dans la partie découverte, M. de Boisclaireau ordonna la retraite et, du moment que sa petite troupe la commença, celle des ennemis s’abandonna au galop, pour tâcher de la joindre. Arrivés sur le terrain qu’avoient occupé les nôtres, ils les purent nombrer sans exception d’un seul et continuèrent de les poursuivre jusqu’à cent pas de la demi-lune qui couvre la porte de Rothenbourg, d’où il leur fut tiré quelques coups de feu.

Dans cette retraite précipitée, M. de Boisclaireau, homme septuagénaire, dut de n’être pas pris à son courage et à la volonté de quelques dragons du régiment du Roi et quelques hussards, qui observèrent toujours de suivre la croupe du cheval de M. de Boisclaireau, à qui il arriva que, montant sur une petite éminence, il se trouva sur la croupe de son cheval ; il se saisit des deux mains à l’arçon de la selle, mais son âge et son embonpoint ne pouvoient lui permettre de se remettre en selle ; il fit cinquante pas dans cette fâcheuse position, ce dont s’apercevant les hussards et dragons s’empressèrent, le saisissant par les bras, de le remettre en selle. Ce petit retard occasionna que les deux dragons les moins bien montés eurent leurs chevaux blessés sur la croupe de coups de sabre. Voilà tout l’avantage que les ennemis tirèrent de cette chasse.

Une heure après la rentrée de M. de Boisclaireau dans Hirschfeld, se présenta à la porte de Rothenbourg un trompette suivi d’un capitaine de hussards, qui demanda à parler au commandant de la place. M. de Saint-Vincent de Masclary, qui étoit dans la demi-lune, dit à l’un et à l’autre de s’arrêter à cinquante pas du fossé de l’ouvrage qu’il gardoit, qu’il alloit faire avertir le commandant pour recevoir ses ordres.

L’activité de M. de Boisclaireau ne lui permet pas d’envoyer savoir ce qu’on vouloit, dont il se doutoit bien ; il arrive lui-même, désirant répondre de sa bouche à ce que cet officier venoit lui proposer, monte sur la demi-lune et lui crie : " Monsieur, vous pouvez approcher, je suis le commandant de la place, prêt à vous entendre. " A cet appel, cet officier s’avance et dit : " Je suis mandé de la part du général Luckner, qui vous somme de lui remettre Hirschfeld, de vous rendre prisonnier de guerre avec votre garnison, dont la force médiocre et le mauvais état lui sont connus, comme l’immensité de l’enceinte que vous ne pouvez garder, ainsi que le mauvais état de votre rempart. Le général est ici avec une force si majeure qu’elle ressemble à une armée prête à vous assaillir de tous cotés et à enlever votre place dans un quart d’heure. Le général veut éviter de vous traiter comme poste pris d’assaut, où il est impossible à la générosité de fixer celle du soldat qui a couru des dangers. " — " Monsieur, vous pouvez rapporter à votre général que la perte de son estime, que je veux mériter, me seroit trop sensible ; que je dois au Roi la conservation de cette place ; que j’y suis avec des François bien disposés à la lui conserver ; que, quelque petit qu’en soit le nombre, le courage y suppléera ; que je vais me disposer, ainsi que ma garnison, à remplir nos devoirs. "

A ces dernières paroles, M. de Boisclaireau salua l’officier des ennemis qui étoit venu le sommer et descendit du parapet de la demi-lune. L’officier et son trompette se retirèrent.

M. de Boisclaireau, prévoyant qu’il seroit attaqué pendant la nuit, voyoit sa place si mal pourvue qu’il étoit dans de fortes alarmes ; il se confia à l’espoir que donne le courage et aux fautes qu’un ennemi si supérieur pouvoit commettre. M. de Paradis, lieutenant de Roi, et M. Dubois, major, lui rendirent compte de l’emplacement des troupes ; que l’un et l’autre devoient se porter sur le rempart de la basse ville faisant face à la Fulda, qu’ils eussent attention à disposer le peu de troupes qu’ils y auroient à pouvoir s’aider de l’un à l’autre, que la hauteur des remparts de cette partie lui faisoient penser que les ennemis n’entreprendroient rien de ce côté, faute d’échelles assez longues, que M. de Paradis eût à correspondre à la porte Saint-Denis et M. Dubois à la porte de Rothenbourg, en outre de la protection mutuelle qu’ils se devoient en cas d’insulte dans une des parties qui leur étoient confiées.

A la nuit tombante, trente des cent soldats malades à l’hôpital, presque tous avec la fièvre, s’habillèrent et demandèrent au directeur leurs armes pour se porter sur le rempart ; ce directeur, touché de cette volonté, ne balança pas à ordonner qu’elles leur fussent délivrées et vint sur-le-champ en rendre compte à M. de Boisclaireau, qui l’approuva et que ces trente hommes fussent conduits à M. de Paradis, qui disposeroit de leur emplacement. Ce trait de courage eût été chanté chez les Romains, mais il est tant de ce mérite pour la nation françoise qu’on y porte une trop faible attention, car l’acte de ces trente méritoit récompense ou tout au moins compliments, récompense avec laquelle on paye si bien cette nation.

L’attaque des redoutes qui couvroient la porte Notre-Dame se passa comme il a été dit ; celle en avant de la porte de Rothenbourg se fit au même instant. L’officier qui y commandoit s’étoit mis dans cette redoute avec les vingt hommes à ses ordres, redoute très vaste, faite dans son principe pour y loger au moins un bataillon ; aussi, au moment de l’attaque, cet officier voulut se retirer, mais il y perdit une douzaine d’hommes blessés ou pris, et lui, avec le reste de son détachement, tournant la ville par sa gauche, se retira vers la porte qui communique au pont sur la Fulda, et ne rentra dans la ville qu’au jour.

J’ai dit qu’après ce petit avantage, les ennemis se portèrent à la demi-lune qui couvre la porte de Rothenbourg ; mais, voyant des difficultés à s’en rendre maîtres, ils cessèrent cette attaque et, longeant tout autour de la ville, ils se portèrent vers la porte Notre-Dame avec projet d’y faire plus grands efforts à la brèche, puisque les troupes qui avoient attaqué les deux redoutes et communications en avant de cette porte s’y dirigèrent aussi ; mais comme nous avions tout prévu pour cette partie, ils y furent bien accueillis.

Ils firent la faute de venir se mettre en bataille dans une prairie à cent cinquante pas du bord du fossé, et là, sans autre prévoyance, ils établirent un feu de mousqueterie, comme si ce bruit eût dû faire tomber les remparts, ou, semant l’épouvante, nous obliger à ce qu’ils souhaitoient. Leur feu, dirigé dans les ténèbres, le fut si mal que, vers cette attaque, il n’y eut pas un seul homme de tué ou blessé, tandis que notre feu [fut] de front [et] des angles qui ne manquoient de les flanquer. Tous nos soldats [furent] prévenus de ne tirer qu’ajustant leurs coups et d’où partiroit le feu qu’ils verroient devant eux, ce qu’ils observèrent parfaitement. Trois quarts d’heure de fusillade terminèrent toute cette attaque ; les ennemis cessèrent leur feu et le notre le fut aussi.

Nous nous attendions que Luckner nous feroit quelque attaque plus vive ; toute la nuit se passa à être fort alerte, mais tout fut tranquille et, au point du jour, nous découvrîmes toutes les troupes ennemies en panne à quinze ou dix-huit cents pas de nos murs. Elles y restèrent jusqu’à sept heures.

Comme elles étoient très nombreuses, nous nous comptions toujours menacés de quelque autre entreprise, lorsqu’à cet instant nous aperçûmes une quinzaine de chariots qui se dirigeoient vers les troupes devant nous ; on soupçonna d’abord cette espèce de convoi d’être de l’artillerie, mais nous ne fûmes pas longtemps à voir que ce n’étoient que des chariots de paysans qui arrivoient en effet à une grosse ferme en face de nous, où les ennemis avoient déposé leurs blessés de cette nuit ; ils les placèrent sur ces chariots, que nous vîmes partir à neuf heures de cette matinée.

Toutes ces troupes se mirent en marche et, par les petits détachements de hussards ou de dragons qu’on envoya après eux pour les observer, nous fûmes instruits qu’ils se dirigeoient, par le chemin qu’ils tenoient, à se porter à Fulda. Nous envoyâmes également sur tous les différents terrains qu’ils avoient occupés pendant la nuit, ainsi qu’à la ferme d’où nous vu partir leurs blessés, pour connoître de la perte qu’ils avoient faite ; il ne fut trouvé que douze cadavres dans tous les différents lieux et à proximité de la ferme où ils avoient ramassé leurs blessés. Nous fûmes instruits par les paysans qu’ils y avoient enterré de vingt-cinq à trente hommes, que sur dix-huit chariots ils avoient mis soixante blessés, la plupart ayant des blessures très graves ; à ajouter à ces différents nombres les blessures légères, les ennemis perdirent, en tués ou blessés, 150 hommes, tandis que la perte de notre garnison ne fut d’un seul homme, excepté les dix Suisses tués, blessés ou pris à la redoute [24 juillet].

M. de Boisclaireau, très satisfait et joyeux de l’issue de l’attaque qu’il avoit éprouvée, en rendit compte avec empressement à M. le maréchal prince de Soubise, et, par l’événement qui s’ensuivit, il fut démontré qu’il ne suivit pas toutes les obligations auxquelles sa charge de chef de cette garnison l’obligeoient. S’il le fit, ce qui n’est pas à présumer, la conduite du prince de Soubise fut très partiale, faisant tomber la seule grâce qu’il fit accorder à M. de La Motte, capitaine de sa légion de Soubise.

M. de Boisclaireau, dans sa reddition de compte, ne pouvoit vanter la bonne grâce que cet officier avoit mise à se joindre à sa garnison pour la conservation d’Hirschfeld, puisque tout se passa comme je l’ai dit ci-devant et qu’il m’eut obligation à moi seul de l’y avoir déterminé, puisque je lui inculquois, au moment de la crise où cet officier s’y refusoit, de le faire arrêter. L’avoit-il vanté sur la manière dont il s’étoit conduit pendant l’attaque ? Chose impossible : placé de sa personne dans la tour au-dessus de la porte Notre-Dame, il n’en avoit bougé de toute la journée et pendant la nuit. Je le voyois cependant gratifié de la croix de Saint-Louis à l’occasion de cette défense, tandis que M. de Saint-Vincent de Masclary, qui y avoit montré le courage et l’intelligence d’un brave officier, ancien de service à M. de La Motte, n’obtenoit rien.

M. de Boisclaireau, pour faire sa cour à M. le maréchal de Soubise et pour, à son tour, s’attirer ses bontés et protection dans l’occasion, n’avoit-il fait valoir que le seul sieur de La Motte, officier de sa légion ? L’humanité est capable de cette injustice.

M. de Boisclaireau garda-t-il le silence sur les officiers de la garnison, qui lui avoient été si utiles, ainsi que sur le sieur de La Motte, dont la fin a prouvé toute l’intrigue ? Dans les premières années de la paix de 1762, [il fut] exécuté à Londres par l’ordre du gouvernement anglois, convaincu d’y avoir tramé chose préjudiciable à cette nation, ce qui lui attira son supplice et sa mort, en représailles d’un Anglois exécuté en France, nommé Douglas, accusé et convaincu d’avoir combiné et voulu incendier nos magasins de bois pour la marine à Brest.

Cet intrigant de La Motte eut-il le talent d’en imposer au maréchal de Soubise, tournant sur lui et les 200 hommes à ses ordres la conservation d’Hirschfeld ? Je préfère le croire ainsi, tant pour rendre justice au maréchal prince de Soubise qu’à M. de Boisclaireau.

Comme la vérité perce toujours, quelques jours après cette attaque, je reçus une lettre de M. le comte de Durfort (11), à cette époque colonel du régiment de Picardie, aujourd’hui lieutenant-général commandant en Dauphiné, par laquelle il me faisoit compliment sur la manière distinguée dont je m’étois conduit, m’offroit tous ses services si je voulois en tirer quelque récompense, me disant qu’il appuyeroit ma prétention de tout ce qui dépendroit de lui. J’ignorois alors tout ce qu’avoit pu faire M. de Boisclaireau. Certain seulement qu’il avoit rendu compte à MM. les Maréchaux de son attaque, je devois me croire cette reddition de compte favorable…..

Plein de reconnoissance de la lettre que j’avois reçue de M. le comte de Durfort, je demandai à M. de Boisclaireau la permission d’aller au camp [où il se trouvoit] ; elle me fut accordée. Je partis le lendemain, de grand matin ; j’y arrivai pour dîner avec mon colonel ; je lui fis le récit de notre attaque ; il me réitéra ses offres de services ; ma réponse fut laconique et en ces termes : " Monsieur le Comte, encore un événement heureux où je puisse prouver mon zèle, et j’aurai l’honneur de vous prier alors de faire valoir les deux ensemble. "

Après dîner, je voulus partir de suite pour rentrer le même jour à Hirschfeld, et y arrivai à la nuit tombante...

L’auteur s’étend sur la maladresse de Luckner, qu’il revit à Valenciennes en 1767. Ce général, qui était alors au service de France, prétendait n’avoir pas été présent à l’attaque d’Hirschfeld.

La marche de Luckner sur Fulda continuoit à avoir pour premier objet de donner à MM. les Maréchaux de l’inquiétude sur la communication de l’armée à Francfort et, pour second, de causer, s’il lui étoit possible, quelque dommage notable à la grosse artillerie de notre armée, que l’on évacuoit sur Francfort, aux ordres de M. de Gelb, brigadier, qui n’avoit pour l’escorter que 800 hommes d’infanterie et 200 chevaux.

Instruit, dès la seconde journée, de la marche de Luckner, M. de Gelb arrêta son convoi et instruisit les Maréchaux du danger de suivre sa destination s’il n’étoit protégé d’un corps considérable qui pût même obliger Luckner à se replier sur son armée. MM. les Maréchaux donnèrent sur-le-champ ordre à M. le comte de Stainville (maréchal de Choiseul aujourd’hui) de se porter, avec le corps à ses ordres, composé des grenadiers de France, huit bataillons de grenadiers royaux et quatre régiments de dragons, à Hirschfeld et de là au château de Friedwald, où j’avois passé quinze ou dix-huit jours, comme je l’ai dit, et dont les ennemis s’étoient emparés le lendemain que je l’avois évacué, de le prendre en passant et de continuer sa marche vers Fulda.

M. le comte de Stainville arrive à Hirschfeld, fait camper son corps sur la rive droite de la Fulda, de sa personne la passe et vient passer la nuit à Hirschfeld. M. de Boisclaireau l’y reçoit, lui donne l’hospitalité et à souper. Avant que l’on se mît à table, M. de Stainville lui demande ce que c’est que ce château de Friedwald. M. de Boisclaireau lui avoue ingénument que ses différentes occupations ne lui ont pas permis de s’y porter pendant environ les trois semaines qu’il l’avoit fait occuper par un capitaine de son détachement, et lui ajoute que cet officier pourra lui en rendre un compte très satisfaisant et détaillé. A cet instant, on avertit que l’on a servi. M. de Boisclaireau me fait placer à coté de M. de Stainville, afin que, pendant le repas, cet officier général pût me faire les questions qui devoient l’instruire...

L’auteur fait à M. de Stainville une description très détaillée du château de Friedwald, que le prince Raymond de Cassel nommait sa Bastille et dont il avait fait un rendez-vous de chasse, orné à l’intérieur de belles tapisseries de haute lice ; château du moyen âge, flanqué de grosses tours, entouré de fossés avec pont-levis, mais sans valeur militaire, occupé par cinquante chasseurs seulement, mais dont, assurait-il, quatre coups de canon à boulets rouges tirés dans les charpentes auraient facilement raison.

Le lendemain, M. de Stainville y envoie une brigade de grenadiers de France, qui, ayant vainement essayé d’enlever le château de vive force et la garnison refusant de se rendre, fut obligée d’en venir aux moyens conseillés par l’auteur. L’exécution en fut difficile, faute de gril à rougir les boulets. Néanmoins on parvint à allumer la charpente. La petite garnison fit une très belle défense et ne se rendit que chassée par la violence du feu. Le château fut entièrement consumé.

Du jour que cette expédition fut terminée, le corps aux ordres de M. le comte de Stainville fit une marche de deux lieues vers Fulda, et celui qui le suivit en fit une seconde, instruit alors que Luckner s’étoit retiré de cette ville et replié sur le camp volant que commandoit milord Gramby.

La marche de M. le comte de Stainville n’avoit été ordonnée que pour forcer Luckner à cette retraite et rendre la route assurée pour le passage de la grosse artillerie, conduite et escortée par M. de Gelb jusqu’à Francfort.

Pour nettoyer absolument cette route, M. de Stainville envoya jusqu’à Fulda seulement 600 dragons. Ce détachement de retour, M. le comte de Stainville rejoignit l’armée de MM. les Maréchaux, dont le projet étoit de porter, sous peu de jours, toute l’armée vers Francfort.

Le prince Ferdinand, pour les y déterminer plus promptement, fit un mouvement par sa gauche, vint occuper la position que tenoit milord Gramby, et celui-ci vint établir son camp à une lieue et demie de Hirschfeld, ce qui, en effet, porta nos maréchaux à venir camper à hauteur de Hirschfeld, leur camp établi sur la rive droite de la Fulda, où toutes les farines qui étoient à Hirschfeld furent consommées, et, pendant les cinq jours que dura ce camp, MM. les Maréchaux calculèrent et déterminèrent leur marche pour se retirer à Francfort. Ils adoptèrent, pour plus grande sûreté, de la faire par la vallée et défilé de la Quinche. Tout combiné, l’armée se mit en marche. M. le marquis, aujourd’hui duc de Castries (12), fut chargé de l’arrière-garde, dont la garnison de Hirschfeld faisoit partie. M. de Castries l’augmenta de 800 hommes des différentes armes, et ces 1.600 hommes, aux ordres de M. de Boisclaireau, firent l’arrière-garde de M. de Castries.

Pendant tous les jours que dura cette retraite, nous n’aperçûmes de pelotons des ennemis, et en cavalerie, que dans des éloignements, leur marche toujours dirigée et à se présenter sur notre flanc droit ; cette manoeuvre annonçoit que nous n’étions suivis que par des observateurs qui n’avoient nul désir d’entreprendre sur nous, et du moment que nous fûmes engagés dans les défilés de la vallée de la Quinche, nous ne vîmes plus d’ennemis, et si quelques-uns s’amusèrent à nous suivre, comme il y a apparence qu’ils le firent sans doute, ce fut en mettant entre eux et nous deux ou trois lieues d’intervalle. Tout fut donc du plus grand calme.

Lorsque notre arrière-garde fut licenciée pour que chaque officier et soldat eut à rejoindre son corps respectif, toute l’armée étoit campée à Bergen. Nous la joignîmes au moment où elle faisoit une marche en avant, dirigée sur Friedberg. Après une marche de plusieurs heures et au moment où la colonne de droite en étoit encore à une lieue, nous entendîmes plusieurs coups de canon qui se tiroient au couchant et derrière Friedberg, lesquels furent suivis, l’instant d’après, d’un feu de mousqueterie très nombreux, qui fut discontinué au bout d’un quart d’heure. Comme à cette canonnade la marche de notre colonne s’étoit accélérée, lorsque la mousqueterie cessa, nous n’étions guère à plus d’un quart de lieue de Friedberg. L’instant d’après, nous fûmes instruits que, dès le matin, le prince héréditaire de Brunswick avoit attaqué les salines, où il y avoit 400 hommes de nos troupes légères, qui avoient cédé promptement le poste qu’elles tenoient au corps aux ordres de ce prince, composé de 7.000 à 8.000 hommes ; que ces troupes légères s’étoient retirées sur la hauteur au bas de laquelle les salines sont situées et que, peu de temps après, le Prince héréditaire avoit marché à elles, qui, disputant peu le terrain contre des forces si supérieures, le lui avoient abandonné, se repliant du coté le plus à proximité où elles aperçurent des troupes qui venoient à elles.

Ces troupes étoient la division aux ordres de M. le prince de Condé, composée de douze bataillons, deux brigades, une de cavalerie, l’autre de dragons. Le prince de Condé fut instruit, par le commandant des troupes légères, que la force des ennemis en infanterie que l’on apercevoit sur les hauteurs au-dessus de Friedberg, quoique couverte d’un bois clair, avoit été nombrée autant que possible et pouvoit consister en 6.000 hommes d’infanterie et 2.000 chevaux. De plus, cet officier assuroit que, lorsqu’il avoit abandonné les hauteurs où étoient actuellement les ennemis, pas un homme de leur cavalerie n’avoit passé le ruisseau qui coule en avant des salines.

Mgr le prince de Condé forma donc la résolution d’attaquer sur-le-champ le corps qu’il voyoit devant lui. L’avant-garde de l’armée de MM. les Maréchaux touchoit au moment d’arriver à Friedberg. Sa division marchant, il la forme pour cette attaque ; la brigade de La Tour du Pin fait la première ligne ; elle marche aux ennemis avec toute l’audace possible, en essuyant plusieurs décharges avant de pouvoir les joindre et, sans s’amuser à tirer un seul coup de fusil, elle arrive sur eux et les attaque à coups de baïonnette. Les ennemis, étonnés de tant d’intrépidité, font volte-face à cet instant. Le carnage fut considérable. Cette brigade, qui n’avoit fait jusque-là nul usage de son feu, leur fait alors décharge pleine dans les reins, et les plus lestes suivent les fuyards ; à coups de baïonnette ils vengent amplement les pertes qu’elle avoit faites, tant en officiers qu’en soldats, pour arriver au moment de les joindre.

Les ennemis perdirent à cette action, en prisonniers, tués ou blessés, 2.000 hommes ; le prince héréditaire de Brunswick fut du nombre des blessés assez grièvement.

Notre perte fut de 800 hommes tués ou blessés. La brigade de La Tour du Pin, aujourd’hui Flandre et Béarn, fut la plus maltraitée ; sa perte fut de 500 hommes et 35 officiers tués ou blessés ; ce fut celle aussi qui se porta avec le plus d’intrépidité et de courage, vu qu’elle donna l’exemple de l’un et de l’autre, faisant la tête de l’attaque.

Les ennemis descendirent, à toutes jambes et dans le plus grand désordre, les escarpements qui, des hauteurs de Friedberg, conduisent aux salines, et, arrivant au ruisseau, à proximité duquel leur cavalerie, qui ne l’avoit point passé, étoit en bataille, ils s’y jetèrent dedans pêle et mêle, le passèrent et, gagnant la première hauteur de l’autre côté, ils se rallièrent et s’y formèrent. Le soleil, à son couchant, fut cause que Mgr le prince de Condé ne poussa pas plus loin son avantage et sa poursuite. D’ailleurs, ce ruisseau encaissé et tous ses bords très marécageux présentoient de grandes difficultés et ce qui avoit fait obstacle à la cavalerie des ennemis de tenter de le passer ne pouvoit que présenter à la nôtre les mêmes difficultés (13) [30 août].

La division de Mgr le prince de Condé campa sur son champ de bataille ; l’armée de MM. les Maréchaux avoit sa gauche en arrière de Friedberg, son front et sa droite s’étendant tout le long du ruisseau dont il vient d’être parlé, qu’elle avoit en avant d’elle.

Pendant la nuit, la division aux ordres du prince héréditaire de Brunswick fit une marche rétrograde pour se rapprocher de son armée. Le jour qui lui succéda fut employé à établir des ponts sur le ruisseau et, le lendemain, la division de Mgr le prince de Condé, qui fut renforcée de huit bataillons et deux brigades de cavalerie, passa le ruisseau, ainsi que toute l’armée, et, en deux marches, la division du prince de Condé se porta entre Giessen et Bauerbach, où M. le comte d’Ennery (14), qui faisoit les fonctions de maréchal général logis de cette division, la plaça dans un terrain aussi bien pris qu’avantageux.

Les ennemis, avec des forces très supérieures et désireux de prendre leur revanche de l’action de Friedberg, voulurent l’y attaquer. Après une canonnade vive de part et d’autre, ils crurent le moment venu de faire déboucher leurs troupes des bois qu’elles occupoient pour attaquer ce prince, dont l’artillerie, si heureusement disposée et placée, suffit seule, par son feu meurtrier, à porter tant de désordre dans les troupes ennemies, qui, pendant trois fois, essayèrent en vain de se porter dans la plaine pour marcher à ce prince, et les trois fois [furent] rejetées dans le bois d’où elles étoient parties, qu’elles renoncèrent d’y paroître une quatrième. La perte que firent les ennemis fut de 1.200 hommes ; la nôtre de 150. Ce corps se replia sur l’armée du prince Ferdinand.

La combinaison des subsistances tint pendant quelques jours, l’armée françoise dans la même position, et ce fut dans ce camp que je reçus ordre du maréchal prince de Soubise de me porter, avec cinquante hommes de la brigade de Picardie et trente hussards, au château de Königstein et d’y prendre le commandement, ordonnant à toutes les troupes qui étoient dans ledit château de me reconnoître et de m’obéir en ladite qualité, ledit ordre donné au camp de Friedberg le 1er septembre 1762.

Le 3, je me mis en marche pour cette destination, où j’arrivai du même jour, très content et très satisfait de la bonté de ce château, qui appartient à l’Électeur de Mayence, situé sur une sommité de roche escarpée dans presque tout son pourtour à l’exception de la rampe rapide, très rapide du côté de son entrée, seul endroit aisé à le gravir, avec plusieurs petits ouvrages sur cette pente, qui se succèdent et se communiquent pour sa défense, établis de manière qu’on ne peut les attaquer qu’un après l’autre, avantage pour ma petite garnison, qui n’étoit composée que de 220 hommes. Le rempart du château étoit dans toutes ses parties bon ; il y avoit dix-sept pièces de canon, dont douze sur leurs affûts, qui paroissoient en bon état ; plusieurs milliers poudres et quantité de boulets.

Je vis que, me pourvoyant de cartouches dont il manquoit absolument pour la mousqueterie, ainsi que de vivres, un officier de mon grade pouvoit y acquérir de l’honneur, qu’un simple capitaine étoit là heureusement posté et qu’il ne lui restoit à désirer que d’être attaqué.

En conséquence, j’écrivis à M. le marquis de la Salle (15), lieutenant-général, qui commandoit à Francfort ; je lui demandai quatre boeufs, cinquante sacs de farine, des cartouches à balle et quatre canonniers. Ce général me fit passer tout ce que je lui demandois ; je lui proposai dans ma lettre, très détaillée, de lui tout rendre si je n’étois pas attaqué et que j’eusse ordre de l’évacuer ; que, quant à ma subsistance du jour à la journée, je me la faisois fournir par la ville de Königstein, située au couchant et au bas du château. Non content de cette précaution, je tirai de cette ville tout ce qu’il me fut possible, en vivres, boisson et fourrage ; je donnai des reçus au bourgmestre de tous les objets de ces différents approvisionnements, avec promesse de lui tout remettre si je n’étois pas attaqué ou que j’en partisse.

Au bout de quinze jours de séjour dans cette forteresse, je reçus l’ordre de l’évacuer, de me porter, avec les troupes que j’y avois conduites, à Bauerbach, où j’aurois de plus à mes ordres deux compagnies de grenadiers royaux et deux compagnies de Colonel général-cavalerie, devant y rester jusqu’à nouvel ordre.

Sur-le-champ je pris mes précautions pour renvoyer à M. de la Salle tout ce qu’il m’avoit fait passer en boeufs, farines et cartouches, que je fis escorter par vingt hussards, avec ordre, à l’officier qui les commandoit, de retirer les reçus que j’avois fournis de ces différents objets ; mon convoi partit sous cette escorte.

Je fis appeler les bourgmestres ou échevins de la ville de Königstein, je leur remis les clefs des différents endroits qui renfermoient les denrées de différentes espèces qu’ils m’avoient livrées, leur disant qu’ils pouvoient les faire enlever du moment que je serois parti, fixé au lendemain matin. Je retirai d’eux les reçus que je leur en avois fournis et les quittai.

Le soir de ce même jour, le lieutenant commandant les hussards qui avoient escorté mon convoi à Francfort fut de retour et me remit tous mes reçus. Je donnai l’ordre pour le départ du lendemain et, au moment où nous allions nous mettre en marche, m’arriva une députation de MM. les magistrats de Königstein, au nombre de quatre, qui après m’avoir fait une belle harangue sur la tranquillité et le bon ordre que j’avois fait observer à ma garnison, la tranquillité et la paix d’elle avec les habitants de la ville, la franche exactitude que j’avois mise à leur faire remettre tous les différents objets d’approvisionnement que j’avois exigés en cas d’attaque dans le château de Königstein et la manière honnête dont j’avois toujours traité avec eux les pénétrant de reconnoissance, me la marquèrent, non comme ils la sentoient dans leur cœur, mais par un petit présent pour moi et les deux officiers à mes ordres, que les circonstances et la longueur de la guerre ne permettoient pas à cette ville de pouvoir faire plus considérable. Ils me présentèrent alors un rouleau ; j’étois si éloigné de penser que ce fût de l’argent que je le reçus dans la main et, au poids, je dis : " C’est de l’argent ", et, m’adressant à celui qui me le remettoit, je lui dis : " Combien y a-t-il de gros écus de six francs dans ce rouleau ? " - " Vingt-quatre, " me répondit-il. - " Et les deux que tient Monsieur (autre des députés) ? " - " Douze dans chacun, " me fut-il dit. - " Pour qui sont-ils ? " - " Pour les deux lieutenants. " Alors, remettant le rouleau que j’avois d’abord reçu à celui d’eux qui me l’avoit remis, je dis à ces messieurs : " Le roi de France, que nous servons, est un très grand monarque ; il a des milliers de manières de récompenser tout François qui le sert avec zèle ; sa volonté est qu’aucun de ceux à son service puisse l’être par d’autres que par sa justice ; il sauroit donc très mauvais gré à un de ses officiers qui accepteroit le moindre don pour avoir fait son devoir ; ainsi, Messieurs, reconnoissants de votre attention, je vous fais mes remerciements et refuse le cadeau que la bonté de vos coeurs vous portoit à m’offrir. Si votre intention est de faire l’offre à laquelle vous étiez déterminés aux deux lieutenants qui partent aujourd’hui avec moi, je vous prie, comme l’un est très jeune, de leur dire combien il m’en a coûté de refuser votre offre, ne voulant et ne désirant rien faire qui pût vous choquer. "

Ces messieurs se prêtèrent à ma prière et ces deux lieutenants remercièrent et ne voulurent rien recevoir à leur tour. Nous partîmes, les laissant, je pense, satisfaits de notre conduite et, pendant notre marche, nous nous amusâmes de notre générosité. Le lieutenant du régiment de Picardie, M. de Laage (16), qui avoit de l’esprit et toute la gaieté de l’âge de vingt et un ou deux ans, et qui croyoit s’avoir que le lieutenant des hussards avec nous improuvoit fort cette générosité, fut très amusant, sans toutefois pousser les plaisanteries trop loin.

Nous arrivâmes de cette marche à Bauerbach, où, joint à mon détachement, je pris le commandement des quatre compagnies dont j’ai parlé. Le lendemain, je fis le tour des murailles, car l’enceinte n’est qu’un simple mur ; après les avoir parcourues tant intérieurement qu’extérieurement, je fis fermer deux des portes pour diminuer la quantité de soldats de service que ces deux portes ouvertes eussent exigés, devant, de plus, fournir des escortes continuelles, dont la cavalerie et les hussards étoient spécialement chargés.

Mon séjour à Bauerbach fut du 18 septembre jusqu’à la fin de la campagne, qui se prolongea vers la mi-novembre, où, tous les préliminaires de la paix signés par les Cours intéressées, le calme succéda à tous les orages de la guerre. Mais, avant de finir, je dois dire quels furent les derniers événements de cette campagne de 1762.

Le prince Ferdinand de Brunswick, malgré les deux avantages remportés par Mgr le prince de Condé, voyant qu’il ne pouvoit faire rétrograder l’armée françoise plus en arrière et que Francfort, objet de son ambition, [lui échappoit, et ayant] regret de ne pouvoir encore, à cette fois, mieux réussir qu’il ne l’avoit fait lors de la bataille perdue à Bergen, prit cependant la sage résolution de tirer avantage des fautes multipliées de nos généraux ; la position sur la rive droite de l’Ohm lui étoit plus parfaitement connue que les campagnes précédentes, lorsque, faute de cette connoissance, il laissa passer ce ruisseau à l’armée du Roi, commandée alors par le maréchal duc de Broglie, qui, depuis lors, poussa ce prince et son armée avec tant d’avantage que tout présageoit pour le maréchal une campagne très brillante. Mais le nuage que lui occasionne M. le comte du Muy à Warbourg, ayant à ses ordres la division qui étoit précédemment à ceux de M. le comte de Saint-Germain, fit éclipser tout ce brillant et la Diemel, entre ces deux armées, y vit consommer les vivres réciproquement de ces deux armées et finir la campagne, qui, de son début, paroissoit si menaçante pour les ennemis.

Le prince Ferdinand, bien assuré, vu la bonté de la position que lui présentoient les hauteurs, escarpements et bois placés tout le long de le rive droite du ruisseau de l’Ohm, de son encaissement et de ses parties marécageuses, se détermina à se saisir de cette position, d’où il lui paroissoit évidemment qu’avec 40.000 hommes il lui seroit aisé de contenir toutes les forces de l’armée françoise de 60.000 à 70.000 hommes ; que de cette défensive il pouvoit, avec 20.000 ou 25.000 hommes, entreprendre le siège de Cassel et, le prenant, réparer l’humiliation qu’il avoit éprouvée, obligé d’en lever le siège qu’il en avoit entrepris au commencement de 1761, défendu à cette époque par M. le comte de Broglie, à celle actuelle défendu par M. le comte de Diesbach, lieutenant-général.

Toutes ses combinaisons à cet égard se trouvèrent fort justes, sa défensive n’éprouva nul échec, le siège de Cassel se fit et la prise en couronna le succès. M. le comte de Diesbach, y manquant de bien des choses nécessaires à un long siège, fut obligé de se rendre. Il ne s’y passa aucun fait d’armes intéressant ; les fortifications seules en firent la défense et, lorsqu’elles furent battues, le général capitula, content d’obtenir les honneurs de la guerre. L’armée raisonna sur une défense si molle ; le général Diesbach fut le but de bien des propos, mais la paix qui succéda peu de jours après cet événement, laissa dans le doute s’il n’avoit pas reçu des ordres secrets pour rendre cette place, et son attaque, sa défense et sa capitulation furent bientôt oubliées.

Il se passa, pendant ce siège, l’attaque de la petite ville d’Amoenebourg et celle de son château. Les ennemis, se réunissant sur la rive droite de l’Ohm, avoient laissé dans cette ville, ceinte d’un simple mur, élevé seulement d’une toise et demie dans quelques-unes de ses parties, et un château mauvais pour sa défense mais mieux fermé, la ville et le château situés l’un et l’autre sur un mamelon très élevé, les ennemis, dis-je, avoient laissé, pour la garde de l’un et de l’autre, 500 hommes : ce poste est situé à la rive gauche du ruisseau de l’Ohm, avec un pont de pierre sur ledit ruisseau, à côté duquel est un moulin à farine avec une grosse tour carrée, en pierre également, qui fait partie de ce moulin et du logement du meunier et sa famille. Ce moulin étant trop éloigné de la ville pour pouvoir en être protégé, les ennemis avoient construit, de l’autre côté du pont, une redoute, négligemment faite, pour défendre le passage du pont. A l’arrivée de l’armée françoise, Amoenebourg fut investi et le moulin attaqué, que, sans résistance, les ennemis abandonnèrent et où il fut établi une garde de 200 hommes.

MM. les maréchaux d’Estrées et de Soubise, trouvant indécent que la ville et le château d’Amoenebourg, qui se trouvoient au milieu de notre armée, fussent occupés plus longtemps par des ennemis, chargèrent M. de Boisclaireau de s’en emparer et, pour cet effet, lui donnèrent un corps de 2.000 hommes d’infanterie et quelques pièces de canon pour battre le château.

M. de Boisclaireau fut, dès le matin, reconnoître le poste qu’il se proposoit d’attaquer la nuit d’après. Vers les deux heures de l’après-midi, il fit placer son artillerie, qui fit feu sur un mur et, en peu d’heures, il fit une brèche. Il disposa ses troupes pour l’attaque de la ville et du château, afin qu’elle s’exécutât en même temps.

L’officier hanovrien qui commandoit dans l’un et l’autre n’avoit pas laissé plus de trente hommes pour monter sur quelques parties du mur de la ville, et avoit tout son monde dans le château, sentant l’impossible de garder l’un et l’autre ; aussi les troupes qui attaquèrent les parties de la ville ne trouvèrent aucune résistance et, au lieu de marcher après au château pour, par des attaques, en diviser les forces, elles restèrent dans les lieux par où elles avoient pénétré ; leur commandant s’occupoit d’empêcher le désordre et qu’il ne fût rien pris ou volé aux habitants.

M. de Boisclaireau grimpa, avec environ 600 ou 700 hommes, par la brèche, qu’il trouva abandonnée et pas un ennemi pour la défendre, mais, débouchant dans la cour qui lui succédoit, il fut accablé d’un feu vif de mousqueterie. Ses soldats, sans ordre et sans connoissance du lieu qu’ils attaquoient, se portent à une porte que le hasard leur présente, mais sans outils de force pour la rompre que des petites et mauvaises haches. Nombre d’eux y sont tués et les autres ne peuvent réussir ; cherchant quelque autre issue, qu’ils ne rencontrent pas, ils prennent le parti de se retirer vers la brèche et de s’y mettre à couvert d’une mort sûre en restant plus longtemps dans cette cour, où, fusillés de front et des deux flancs par les fenêtres, le courage d’Achille et d’Alexandre devenoit inutile.

Un petit peloton d’une douzaine d’hommes, à l’aide d’une échelle de charrette qu’ils trouvent, la dressent vis-à-vis d’une fenêtre : elle se trouve dégarnie et fermée ; ils l’enfoncent ; sans doute que le bruit y attire du monde ; deux de nos soldats étoient déjà entrés ; les ennemis qui arrivent dans cette chambre les blessent tous deux et les font prisonniers, tirent quelques coups de feu par cette fenêtre et le petit peloton d’officier et soldats, qui s’étoit accru, regagna également la brèche.

Comme le jour approchoit, M. de Boisclaireau prit le parti de se retirer et la prise de ce château fut décidément manquée, non sans beaucoup de plaintes de la part de M. de Boisclaireau, qui reprochoit aux deux officiers commandant les troupes des deux attaques faites par la ville, leur négligence et insouciance d’avoir négligé de se porter sur le château, après avoir gagné la ville, et d’en faire l’attaque de ce côté, ce qui eût partagé leurs forces et eût procuré à M. de Boisclaireau de réussir à son attaque et peut-être à eux-mêmes d’être les premiers à pénétrer et s’emparer du château.

M. de Boisclaireau eut à cet effet un vif chagrin ; je l’en trouvai accablé quelques jours après, qu’il vint me demander à dîner à Bauerbach, où j’étois ; il me fit part d’un mémoire qu’il avoit fait pour se justifier, où il chargeoit vivement un commandant de bataillon du régiment du Roi infanterie, cette nuit à ses ordres, commandant le bataillon des grenadiers et chasseurs de ce régiment. Je lui observai que de dire verbalement tout ce qu’il contenoit à MM. les maréchaux d’Estrées et de Soubise, je n’y voyois pas d’inconvénient, mais que si son écrit étoit donné, cela alloit lui attirer un débat et que je ne voyois pas où les suites pouvoient s’arrêter ; je le vis ébranlé à prendre le parti que je lui conseillois ; il dut le prendre, car il ne fut plus question de cette affaire.

Comme l’on prenoit des préparatifs pour une seconde attaque pour s’emparer de ce château et de sa garnison, le commandant, qui y manquoit de vivres et de munitions de guerre, proposa de remettre ce château ; il vouloit les honneurs de la guerre. Cette condition rejetée, on le voulut, lui et sa troupe, prisonniers de guerre et, après des pourparlers qui durèrent vingt-quatre heures, ils se rendirent prisonniers de guerre.

Quelques jours après, il se passa un événement dont personne ne put se rendre compte quelle en avoit été la première cause, ce qui fit juger que ceux, soit des nôtres ou des ennemis qui l’avoient commencé, furent tués pendant cette action.

Les Anglois occupoient la redoute qui défendoit le passage du pont sur le ruisseau de l’Ohm et sur sa rive droite, comme nous le défendions aussi sur la rive gauche, occupant le moulin et la tour en pierre dont il a été parlé ci-devant. Naturellement et sans accord prévu, il s’étoit établi que, de part et d'autre, on ne se tireroit pas, lorsqu’au point du jour, il se tira, d’un de ces deux postes, quelques coups de fusil, sans savoir qui avoit commencé ; il s’établit un feu vif entre les ennemis et la redoute, et nous au moulin et à la tour ; des troupes légères, pour soutenir ce poste de notre part, s’y portèrent ; une brigade d’infanterie, prévenue de s’y porter en cas d’attaque, s’y rendit de suite. La curiosité [étoit grande dans] notre camp ; tout y étoit debout. Les ennemis, qui avoient également des troupes prévenues pour la défense de la redoute en cas d’attaque, sans autres ordres, s’y portèrent aussi, et, à mesure que l’on arrivoit de part et autre, on s’y battoit. Les canons des régiments qui y étoient arrivés commencèrent à se mêler au feu de la mousqueterie ; les ennemis, à leur tour, en firent approcher. Nos généraux ordonnèrent alors que des pièces des divisions du parc y fussent conduites ; les deux armées, qui voyoient réciproquement leurs mouvements, prirent les armes ; l’artillerie se multiplia de part et d’autre au point que, dans trois heures, cent pièces de canon de chaque côté se firent un feu épouvantable.

Le prince Ferdinand ne savoit ce que nous voulions exécuter selon toute combinaison et art de la guerre ; il ne pouvoit lui tomber en idée que notre projet fût de passer le ruisseau et l’attaquer dans son camp ; mais tant d’autres fautes commises à la guerre lui faisoient penser qu’elles pouvoient se multiplier, et le siège de Cassel, dont une partie de ses troupes étoient occupées alors, le détermina, à tout événement, à soutenir, par sa canonnade, la redoute du pont dont les Anglois étoient chargés et, mettant son armée en bataille, à attendre pour voir ce qu’il en viendroit.

Ses mouvements se faisoient sous les yeux de l’armée françoise, et les nôtres avoient l’air, à leur tour, de se calquer sur ceux des ennemis.

Le feu se continuant à la redoute, le moulin et quelques mauvais retranchements qui y étoient établis, les troupes angloises dans la redoute y souffroient infiniment, y étant vues et plongées de la tour du moulin, ce qui porta les Anglois à les faire relever plusieurs fois. Le feu du canon étoit si considérable, que, pour y arriver, les Anglois, partant d’un bouquet de bois, venoient à toute course, à la file les uns des autres, et gagnoient la redoute ; ceux qui la quittoient s’en alloient comme les autres étoient venus, et chemin faisant, soit des uns soit des autres, toujours quelques-uns étoient moissonnés par le feu de notre artillerie. Nombre de pièces étoient pointées sur la redoute et l’avoient si fort détruite que les anglois s’y tenoient la plupart ventre à terre, les autres à genoux. Dans le courant de cette action, qui fut de plus de huit heures, les Anglois s’y relevèrent dix fois ; on observoit que ceux qui la quittoient n’étoient jamais moitié de ce qu’ils y étoient venus ; aussi ils supportèrent la forte portion de la perte de cette journée, qui fut pour eux de 1.400 hommes ; celle du reste de leur armée de 600 hommes ; quant à celle des nôtres, elle fut estimée de 800 hommes au plus.

Cette action fut nommée l’affaire du Pont aux ânes ; le hasard l’engagea, et mal à propos le prince Ferdinand de Brunswick nous soupçonna d’avoir projet d’entreprendre sur son camp, chose impossible, puisque pour aller à eux il n’existoit sur le ruisseau de l’Ohm que le pont de pierre entre le moulin que nous occupions et la redoute à la rive droite qu’occupoient les Anglois ; [il y avoit] par conséquent impossibilité à nous de passer ce ruisseau comme à eux, qui ne pouvoient y penser sur aucune raison, lorsque nous pouvions avoir celle de dégager Cassel assiégé, mais toute combinaison, à quelque égard que ce fût, devenoit fausse, mal vue du prince Ferdinand, comme de nos maréchaux d’Estrées et de Soubise, et, à très juste réflexion, donna-t-on à cette journée le nom du Pont aux ânes.

L’artillerie, de part et d’autre, y consomma les deux tiers de ses poudres et boulets par le feu de cent pièces de canon dont fit usage chaque armée, et cette journée, suivie, peu de jours après, d’une suspension d’armes et des préliminaires de la paix, moissonna ou fit près de 3.000 victimes.

Quatre jours après, nous fûmes instruits de la capitulation de M. le comte de Diesbach, qui avoit rendu Cassel sous les conditions des honneurs de la guerre, et de la jonction de suite de sa garnison à l’armée, qui fut peu contente de sa faible défense. Ses raisons étoient qu’il étoit mal approvisionné en vivres et munitions de guerre. Les reproches eussent pu se prolonger, mais des courriers respectifs arrivés au prince Ferdinand et aux maréchaux leur apportèrent la paix. Cette nouvelle fit regretter plus particulièrement la perte des malheureux de l’affaire du Pont aux ânes et éteignit absolument tout propos sur la prompte reddition de Cassel.

La suspension d’armes fut proclamée dans les deux armées et, deux jours après, il y eut une entrevue entre le prince Ferdinand, accompagné de tous les officiers généraux de son armée, et MM. les maréchaux d’Estrées et prince de Soubise et tous les officiers généraux de l’armée françoise. Nos maréchaux donnèrent une splendide halte au prince Ferdinand et à ses généraux. Tout s’y passa dans la plus grande courtoisie et tous furent contents les uns des autres. Les armées commencèrent ensuite à filer chacune sur son royaume respectif.

Suivant les anciens usages, le régiment de Picardie quitta les pays conquis un des derniers ; il ne repassa le Rhin que vers la fin de décembre, après une station de quelques semaines à Aschafenbourg. Cette division de l’armée fut cantonnée à Oppenau quelques jours, d’où elle partit pour entrer en Alsace, où elle fut établie pour tenir garnison dans les villes de cette province, et le 22 de janvier, le régiment de Picardie arriva à Strasbourg, où il fut établi, pour y jouir d’une tranquillité et d’un repos bien mérités, après une guerre de six campagnes, toutes très multipliées en événements de danger, de peines et de fatigues.

Le manuscrit se termine par des réflexions sur les diverses réformes introduites dans l’organisation militaire, pendant la longue période de paix qui suivit la guerre de Sept ans, par les ministres Choiseul, Monteynard et Saint-Germain. Les critiques sont plus nombreuses que les approbations. L’auteur reproche à ces réformes de décourager les vieux soldats, de porter atteinte à l’esprit de corps et à la valeur militaire des vieux régiments ; il leur reproche surtout d’être défavorables à ce qu’il appelle la noblesse de second rang. Il oppose les avantages dont profite la noblesse de cour aux conditions qui son faites à la noblesse de province, quoique, comme ancienneté, beaucoup de ses membres, dit-il, " valent mieux que quelques-uns de nos ducs " ; gentilshommes pauvres, qui servent de père en fils, satisfaits de se retirer, après une longue carrière, avec le grade de capitaine, la croix de Saint-Louis et cent écus de pension. Certains traits donnent des indications intéressantes sur l’état des esprits, dans le corps des officiers, à la veille de la Révolution ; mais l’ensemble du morceau est d’une rédaction trop imprécise, trop obscure et souvent trop incohérente pour qu’on ait cru devoir le reproduire.

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Note 01 : Pierre-Joseph du Barquier, né en 1728, lieutenant dans Picardie en 1743, capitaine en 1755.

Note 02 : Dans le bois de Furstenwald.

Note 03 : Etienne-François, comte de Stainville, puis duc de Choiseul, le célèbre homme d’État, né en 1719, maréchal de camp en 1748, ambassadeur à Rome en 1753, puis à Vienne en 1757, ministre des Affaires étrangères en 1758-1761, de la Guerre et de la Marine en 1761-1766, de nouveau ministre des Affaires étrangères jusqu’à sa disgrâce en 1770, mort en 1785.

Note 04 : Jacques de Choiseul, comte de Stainville, né en 1727 ; servit d’abord en Hongrie, lieutenant-général au service de France en 1760, maréchal de France en 1783, mourut en 1789.

Note 05 : Pierre-François de Milany-Forbin, marquis de Cornillon, enseigne aux Gardes françaises en 1727, lieutenant-général en 1762, grand-croix de Saint-Louis, mort en 1766.

Note 06 : Pierre Paradis, de Fribourg, entré au service en 1729, capitaine-commandant au régiment de Diesbach, puis capitaine de fusiliers au régiment de Waldner en 1763, retiré en 1766, avec une pension de 2.400 livres.

Note 07 : Jean-Joseph-Félix Dubois, né à Montauban en 1720, volontaire au régiment de la Couronne en 1738, lieutenant dans le régiment de Bonnac en 1743, capitaine dans le régiment de Bretagne en 1745.

Note 08 : Pierre de Saint-vincent de Masclary, né en 1733, lieutenant en 1746, capitaine en 1755, chevalier de Saint-Louis en 1770, retiré en 1777.

Note 09 : Armand-Pierre de Meynard, né à Tulle en 1735, cadet dans le corps royal en 1752, enseigne dans Picardie en 1756, lieutenant en 1757, abandonna le service en 1771.

Note 10 : François-Henri de La Motte, sous-lieutenant aux chasseurs à pied de Bercheny en 1760, aide-major d’infanterie dans les volontaires de Soubise, puis capitaine en 1761, chevalier de Saint-Louis en 1762, quitta le service en 1767.

Note 11 : Louis-Philippe, comte de Durfort, né en 1720, lieutenant au régiment d’Auvergne en 1744, capitaine en 1745, cornette des chevau-légers de la Garde en 1752, brigadier en 1761, maréchal de camp en 1762, lieutenant-général en 1781, grand-croix de Saint-Louis en 1783.

Note 12 : Charles-Eugène-Gabriel de la Croix, marquis de Castries, né en 1727, lieutenant-général en 1758, ministre de la marine en 1780, maréchal de France en 1783, mort en 1801.

Note 13 : Ce combat est connu sous le nom de bataille de Johannisberg.

Note 14 : Victor-Thérèse Charpentier, comte d’Ennery, maréchal général des logis des camps et armées et capitaine réformé à la suite du régiment de dragons d’Aubigné en 1756, maréchal de camp en 1762, lieutenant-général en 1776.

Note 15 : Marie-Louis Caillebot, marquis de la Salle, né en 1716, mort en 1789.

Note 16 : Pierre-René de Laage, né à Saint-Maixent en 1741, enseigne dans Picardie en 1759, lieutenant en 1760, retiré en 1777.

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