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LETTRE

DU MARÉCHAL COMTE DE SAXE, A MONSIEUR LE COMTE D’ARGENSON

Au sujet des differens exercices militaires dont le roi l’avoit chargé d’aller voir l’exécution à l’hôtel royal des invalides.

 

De Paris, le 25 février 1750.

 

     Conformément aux intentions de sa majesté, que vous m’avez fait sçavoir, Monsieur, je me suis rendu aux invalides ; & j’y ai vu faire l’exercice aux différens détachemens qui y étoient assemblés.

     Le détachement des gardes, que monsieur de Bombelles a dressé, est celui qui marche le mieux, & dont l’exercice a le plus de grace. L’exercice de monsieur le comte de Maillebois me plaît infiniment : Il a une méthode de faire amorcer les armes, qui, à ce que je crois, sera bientôt imitée de plusieurs, parcequ’elle évite un mouvement fort embarassant, lorsqu’on a la baïonette au bout du fusil ; & quelque changement que l’on fasse à l’exercice, on ne sçauroit rien faire de mieux que d’en retrancher l’ancienne méthode d’amorcer, pour lui substituer celle-ci.

     Le détachement qu’a dressé le duc de Broglio est une copie de l’exercice prussien : on ne sçauroit admettre les gibernes & les poulverins qu’a ce détachement, lorsqu’on voudra faire un changement dans cette infanterie. Je ne parle point pour faire porter l’épée en couteau de chasse. La méthode de monsieur de Bombelles est celle de toute notre infanterie, la meilleure & la moins embarrassante.

     Alsace a le véritable exercice prussien : mais c’est un abus de croire qu’il faut des fusils courts pour l’exécuter ; les nôtres sont beaux & bons.

     L’exercice de Beauvoisis est fort leste & très-bien exécuté. Mais, de vous dire, monsieur, quel est le meilleur, c’est une question très-importante à décider. Cette partie, à laquelle on ne fait qu’une médiocre attention en France, fait depuis bien des années la méditation & l’application des plus habiles militaires de l’Europe. On ne sçauroit disconvenir que les succès des Prussiens contre des troupes qui, depuis cinquante ans, n’ont cessé de faire la guerre, & que l’on regardoit comme bonnes, & à l’excellence de leur de leur discipline & de leurs exercices.

     Ce n’est donc pas une chose indifférente que le choix de l’exercice. On y a travaillé, en Prusse, l’espace de quarante années avec une application sans relâche : c’est à cette partie qu’a été employé le règne de deux rois, dont la plus grande attention s’est toujours portée sur le militaire : en quoi ils ont été puissamment aidés par des généraux habiles, qu’aucun objet de fortune ou de plaisirs ne distrait des fonctions dont ils sont chargés.

     Les différens mouvemens d’exercice que l’on fait à rangs & files ouvertes, sont relatifs à la manière de charger, lorsque les bataillons sont à rangs & files serrées, ce qui est la position qu’ils doivent avoir, lorsqu’ils sont formés pour charger. A l’exercice de revue & de parade, les officiers doivent être tous sur le front du bataillon ; & alors les files & les rangs sont ouverts : mais lorsqu’ils sont serrés à la pointe de l’épée, les officiers doivent être dans les rangs, & un seul officier doit se trouver devant le bataillon.

     Dans le second point de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, il s’agit de savoir si l’on doit mettre les officiers dans les rangs ou sur le front du bataillon. Il est certain que nous perdrons toujours, par le feu de nos propres soldats, une grande quantité de nos officiers, lorsqu’ils seront sur le front du bataillon;  & sur-tout dans les premières affaires, après une longue paix. En second, lorsque les officiers ne sont pas partagés dans les rangs, ils ne s’occupent pas de leurs sections ; les majors, ou ceux qui commandent, ne sçauroient distinguer les sections, parcequ’elles ne sont pas marquées par l’esponton : & lorsqu’elle se sont mêlées par le mouvement, ou par l’inégalité du terrein, ceux qui commandent ne sçauroient voir tout d’un coup où est le défaut. De plus, les officiers subalternes ne sont pas si bien maîtres de leurs soldats, & ne peuvent les empêcher de tirer ; ce qui est un point de la plus grande conséquence : car toute troupe qui a tiré en présence de l’ennemi est une troupe défaite, si celle qui lui est opposée conserve son feu. Et c’est la raison pour laquelle les gens entendus font porter aux soldats le fusil sur l’épaule, parcequ’il est plus facile de les empêcher de tirer, lorsqu’ils ont le fusil sur l’épaule, que lorsqu’ils l’ont sur le bras gauche, en marchant à l’ennemi les armes présentées, mouvement des plus dangereux. C'est aussi la raison pour laquelle on oblige les officiers d'avoir des espontons : car ne pouvant tirer, ils empêchent le le soldat de le faire; au lieu qu'ayant des fusils, ils tirent les premiers, & les soldats les imitent. Car il ne faut qu'un seul coup, en présence de l'ennemi, pour faire tirer un bataillon, une brigade, une ligne, une colonne entière : je n'ai que trop de ces exemples à citer là-dessus, & nos militaires n'en sçauroient disconvenir. Mon devoir m'oblige à ne point flatter dans une chose de si grande conséquence. Je me trouve obligé de dire que notre infanterie, quoique la plus valeureuse de l'Europe, n'est point en état de soutenir une charge, dans un lieu où elle peut être abordée par de l'infanterie moins valeureuse qu'elle, mais mieux exercée & mieux disposée pour une charge ; & les succès que nous avons dans les batailles ne doivent s'attribuer qu'au hasard, ou à l'habileté que nos généraux ont de réduire les combats à des points ou affaires de poste, où la seule valeur des troupes & leur opiniâtreté l'emportent ordinairement, lorsque le général sçait faire ses dispositions en conséquence, c'est-à-dire de manière à pouvoir soutenir les attaques. Mais c'est une chose qu'on ne peut pas toujours faire, & que le général ennemi peut empêcher, s'il est habile, s'il connoît vos défauts & ses avantages. Ce que j'avance ici est soutenu par des preuves.

     A la bataille d'Hochstet, vingt-deux bataillons, qui étoient au centre, tirèrent en l'air, & furent dissipés par trois escadrons ennemis qui avoient passé le marais devant eux : les ennemis furent repoussés au village de Blintheim, & ils ne se rendirent qu'après que les armées furent retirées.
     Luzara en Italkie, affaire de poste.
     Ramilly, affaire de plaine.
     Denain, affaire de poste.
     Malplaquet : ce qu'il y avoit en plaine, plia ; ce qui étoit posté se maintint longtems, & coûta beaucoup de chevaux aux alliés.
     Parme, affaire de poste.
     Dettingen, affaire de plaine.
     Fontenoy : ce qui étoit en plaine plia ; ce qui étoit posté se maintint.
     Raucoux, affaire de poste uniquement, quoiqu'il y eût beaucoup de plaine ; mais on n'attaqua que les postes.
     Lawfeld, affaire de plaine réduite à des attaques de postes.

     C'est donc un grand défaut dans une infanterie, de ne pouvoir l'employer qu'à de certaines parties de la guerre. On se révolte sans doute contre ces sentimens. Mais je ne sçais s'il y a beaucoup de nos généraux qui osassent entreprendre de passer une plaine avec un corps d'infanterie devant un corps de cavalerie nombreuse ; & se flatter de pouvoirse soutenir plusieurs heures avec quinze ou vingt bataillons au milieu d'une armée comme ont fait les Anglois à Fontenoy, sans qu'aucune charge de cavalerie les ait ébranlés ou fait dégarnir de leur feu. Ce sont des choses que nous avons tous vues : mais l'amour-propre fait qu'on ne veut point en parler, parcequ'on sent bien qu'on n'est point en état de les imiter.

     Les Romains, en cela tout différens des autres peuples de la terre, se sont fait de la guerre une méditation continuelle ; &, dès qu'ils ont apperçu des méthodes supérieures à la leur, ils les ont embrassées, renonçant à celles dont ils s'étoient servis jusques-là. Annibal ayant reconnu les défauts de son infanterie, la forma en légions, & lui donna les armes & la façon de combattre des Romains : le gain de la bataille de Cannes en fut la récompense.

     Quant au choix précisément de l'exercie de l'un des détachemens, sur lequel le roi m'a fait l'honneur de me demander mon avis, je donnerois la préférence à celui d'Alsace. Une lettre ne sçauroit contenir les raisons qui me déterminent à ce choix, & un mémoire sur cette matière ne feroit qu'ouvrir la porte à des écrits dont vous devez être fatigué : outre que c'est un genre d'écrire dont je voudrois bien être dispensé.

 

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